Ingénieur doté d’un talent hors norme, le belge Yves de Mey est surtout connu du milieu techno pour sa particpation au projet Sendai en compagnie de Peter Van Hoesen. Son approche très contemporaine du genre, est réputée pour attaquer aussi bien l’encéphale que les membres. Des institutions réductionnistes ou non (Line, Semantica), et en passant par de jeunes labels dans le vent (Opal Tapes, Sandwell District), l’anversois est parvenu à attiser les curiosités sur son propre nom. Toujours aussi peu simple et funky, son travail se voit aujourd’hui hébergé par la maison Spectrum Spools, filiale des Editions Mego, bien connue pour avoir révélé un certain Container.
Il apparaît indispensable de préciser à ce stade précoce de la chronique que l’album du jour fut enregistré dans les conditions du live, en une seule prise donc, et fait plus remarquable encore, en mono. On pourrait bien sûr faire le choix aisé de se foutre royalement de ces précisions. On aurait à mon avis bien tort. Car même après de très nombreuses écoutes du disque, il aura fallu que je le lise plusieurs fois et à haute voix pour définitivement le croire, la mention de l’enregistrement en mono paraît toujours aussi invraisemblable, et donc d’autant plus impressionnante. En plus du côté bluffant de l’information, cette précision dit aussi quelque chose des rapports qu’Yves de Mey entretient avec la contrainte en général.
Pour Drawn with Shadow Pens comme pour l’ensemble de son travail, j’avoue que le belge m’exaspère, me crispe autant qu’il me fascine. Sa relation à la contrainte, justement, mais aussi l’approche résolument cérébrale et austère de son art, empêchent à mon sens ses albums d’être des chefs d’oeuvre, et ce, en dépit des incontestables fulgurances qui les transpercent. Sauf que visiblement, le belge semble apprécier le confort de l’ombre et n’a pas forcément l’ambition de réaliser un chef d’oeuvre aux yeux d’un vulgaire chroniqueur escroc. Tout son génie, parce que c’est bien de génie dont il s’agit ici, ou même son art, trouvent peut-être justement leur zone de catharsis dans cette obligation de contrainte. Qu’il s’agisse de procédure ou de matériel. Ce qui pourrait être pris comme de l’arrogance ou de l’auto-sabordage relève peut-être en fait de l’espièglerie, ou même d’une démarche artistique instinctive et radicale qui doit simplement être envisagée comme telle.
Ce qu’il y a de pratique, quand on dessine avec des pinceaux fantômes ou qu’on sculpte avec des burins invisibles, c’est qu’on peut abandonner l’idée même de contour ou de bordure, et succomber aux instincts de débordement. L’album invite l’auditeur à se laisser noyer dans ce qui bave, dans les variations d’intensité de ses lignes rebelles, dans ses coulées de lave, aussi indigestes parfois soient-elles.
Le belge excelle ainsi dans son art d’animer les tracés, de donner vie à ses drones en réduisant pourtant leurs apparats. Point d’overdubs ou de vulgaire réverb’ ici. Il prend son temps, parfois trop, pour lentement amorcer la collision de ses lignes et pour produire son magma en trou noir. Les amateurs de l’offbeat ne s’y tromperont pas, l’empreinte du producteur techno est belle et bien là. Le très bon Adamance, ou même l’exceptionnel Yearned (ce titre me fait littéralement péter un câble), se dressent comme des exemples particulièrement adaptés au propos.
Il y a aussi d’autres moments, où ses expérimentations très organiques (proches de la musique concrète) et ses outils de synthèse modulaire s’inscrivent parfaitement dans son programme de rigueur sans se réfugier derrière un truc gratuitement aléatoire. Au niveau du rendu, on pourrait presque soupçonner des injections d’hélium au sein du spectre par ses crêtes. Xylo, « feu d’artifice » du plus bel effet, ainsi que le titre de clôture, Single Patch End, peuvent se réclamer eux aussi d’une comparable excellence.
Drawn with Shadow Pens est un disque littéralement passionnant, aussi bien dans la frustration qu’il procure que dans son génie purement instinctif. C’est aussi un album particulièrement clivant, qui procurera diverses réactions. L’adhésion brute comme le rejet pur et simple, par définition. Un album à écouter à très haut volume, aussi bien sur installation que muni d’un casque digne de ce nom.