William Basinski est un génie. Voilà, c’est dit. Le quinquagénaire a dans sa jeunesse reçu une instruction jazz, très tournée vers les cuivres (clarinette et saxophone). C’est à la fin des années 70 qu’il commence à se passionner pour les compositions minimalistes, et qu’il trouve peu à peu son chemin parmi les bandes magnétiques qui croisent le sien. Féru de boucles infinies, de transfert et d’enregistrement en « reel to reel », il ne publie son premier album qu’en 1998, chez raster-noton. Il crée entre temps son propre label (2062) avec l’artiste visuel James Elaine, qui accueillera ses oeuvres légendaires telles El Camino Real, Variations for piano & tape, Watermusic mais surtout un chef d’oeuvre en quatre parties sur lequel il faudra un jour (le plus tard possible) que je me penche pour un focus digne de ce nom : The Disintegration Loops. La légende dit que le 11 septembre 2001, alors qu’une épaisse fumée s’échappe de la tour nord du World Trade Center, Basisnki filme de sa fenêtre la scène en écoutant son oeuvre. Celle-ci est récemment parue en version vinyle complète dans un coffret magnifique qui coûte quand même 300 boules. Il est possible de l’acquérir en « fragmentée » pour une somme plus modique, mais seulement en cd. Bref, l’américain a exploré bon nombre des textures et des sillons expérimentaux existant à l’heure actuelle (glitch, classique, ambient, art sonore…) et a encore visiblement énormément de choses à nous faire entendre.
Richard Chartier est le tout aussi génial tenancier du label expérimental référence Line. Ce dernier a accueilli les travaux de gens tels Taylor Deupree, Mark Fell, Steve Roden, Lawrence English ou Stephan Mathieu. Juste la crème de la crème de la jeune garde minimaliste. Mais Richard est également artiste, et compte déjà pas loin d’une vingtaine d’albums pour presque autant de collaborations. Son excellent Recurence, créé sur les bases de son Series de 2000, est sorti fin 2012 et vaut son pesant de cacahuètes. Chartier est baptisé par certains comme « réductionniste », méthode et branche radicale du minimalisme. Il fait partie de ce genre de compositeurs qui renonce presque à « la musique » proprement dite pour se concentrer sur le son et ses « détails ». Faire plus avec moins est un sacerdoce bien éloigné des dérives capitalistes que la scène sociale connait bien actuellement. Il est avant tout question d’art. Pour la petite histoire, quand j’ai tenté de « gratter » des exemplaires physiques promotionnels, le monsieur m’a répondu : » The Future is object-less 😉 ». Un fait de plus qui confirme définitivement que les sphères contemporaines et moi ne pourrons sans doute jamais nous comprendre.
Aurora Liminalis est une bande sonore enregistrée en une seule piste qui dure plus de quarante minutes. C’est une plage nébuleuse et magnétique (forcément) illustrant le reflux du ciel, les traînées de lumière et les fusions spectrales. Je pourrais en rester là. J’aime certes bien me foutre de votre gueule de temps en temps, mais j’ai pas trop envie que ça soit révélé tout de suite. C’est donc reparti pour un contenu descriptif qui n’engage que moi.
Les deux artistes ont poussé tellement loin le concept de collaboration qu’il est pratiquement impossible de déterminer lequel fait quoi. Nous sommes dans le maillage pur de l’espace, je pourrais dire « pavage » mais le terme est un poil trop rugueux pour illustrer un son aussi fluide. Ces messieurs ne sont pas des habitués du field recording, et ne sont pas non plus allés dans le ciel pour figer des microphones sur les cumulonimbus. Aurora Liminalis est un canevas de boucles, de bandes et de sources. Pas toutes en décomposition.
Si la terre est un barrio, le ciel fige l’oeil de ceux qui y cherchent un refuge. Cette vague immensité reçoit même les prières souvent hypocrites de terriens en détresse. De toutes les inventions de l’homme, je doute qu’aucune n’ait été aussi facile que celle du ciel disait Lichtenberg. Lincoln, tout aussi controversé, lui répondait qu’il comprenait qu’on soit athée en regardant la terre, mais ne comprenait pas qu’on puisse lever la nuit les yeux au ciel et dire qu’il n’y a point de Dieu. Deux représentations s’affrontent depuis toujours, même si de tout temps, l’humain veut voir ce qui se cache « derrière » la terre comme le ciel. Les deux artistes s’en foutent. L’art n’a cure des desseins des hommes.
Tracer une fine fosse rectiligne dans les béances du ciel ombragé et contempler ce qui s’en déverse. Lumière volatile qui tente de s’échapper. Souffle, cendres et eau. Les drones s’effleurent tendrement pour lâcher leur lot de fréquences subtilement métalliques. Peu à peu, le champ magnétique se crée, re-définit les lois de la pesanteur et de l’attraction. Les graves percent en toute rondeur, maintiennent, malgré le détail impressionnant de micro-sons aux alentours, un équilibre troublant en place. On s’accroche au moindre fragment céleste comme le pénitent à ses croyances. Après l’intelligente confusion, ballet de spectres romantique, des parfums de paix calme exhalent le moindre mouvement lent. Au loin, des éléments pulsatils et des sages gargarismes célestes viennent troubler comme il faut cette volupté béate. Une fumée blanche s’échappe, même sans suite à la moindre démission. Le ciel ne s’éclaircit pas, tant que le tonnerre (aussi sage soit-il) a la main mise. Une pluie minérale s’abat avec amour sur la couche des hommes. Les masses se gorgent d’électricité statique. Des fréquences sursautent. Le rêve est fini. Balayés par un vent sec les yeux s’ouvrent. Pas de météorite en vue. Le jour se lève, demain te bouscule. Tu ne te réveilles pas. Comme d’habitude.
Certains décrèteront cette musique comme « élitiste ». Elle démontrera bien sûr toute sa splendeur sur une installation de très bon niveau. Pas au casque, l’isolement n’est pas prescrit, tout comme le mp3. L’envahissement de l’espace, oui. Cette musique n’est pas élitiste car elle ne fait pas mystère de son contenu, pragmatique et minimaliste. Elle est juste exigeante. C’est un passeport pour l’audiophilie. On n’atteint pas le ciel d’un simple saut. Basinski et Chartier ont érigé l’escalier pour l’atteindre. A vous de faire le reste.