Presque vingt ans après les débuts du projet, je ne peux m’empêcher de m’interroger sur la longévité et le succès de cette musique aussi éprouvante que complexe produite par Tim Hecker. Là où l’ambient demeure une musique de niche, et où ses protagonistes les plus exposés peinent très souvent à écouler plus de 500 exemplaires de leurs productions, Tim Hecker fédère et continue de déchaîner les passions. Il y a sans doutes dans ce phénomène une part de chance, surtout dans le fait d’avoir été accueilli par le bon label (Kranky) au juste moment. Mais plus le temps passe, et plus il convient de reconnaître le talent, les compétences hors normes. Parce qu’avant d’être un musicien génial fils de professeurs d’art, Tim Hecker est surtout un chercheur. Du genre de ceux qui produisent des thèses t’as vu. Sur la culture sonore et sur l’oppression bruitiste en milieu urbain. Tout ça pour dire que le montréalais a une approche presque scientifique de son art, et que son immense succès ne doit au fond rien au hasard.
Si lors de ses dix premières années d’exercice sa discographie n’a pas commis le moindre accroc, un point de bascule a sonné à partir de Ravedeath, 1972 en 2011. Pas tant au niveau de la qualité intrinsèque de sa musique, mais plus à un niveau d’émancipation artistique, avec des concepts plus radicaux et une ferme volonté de renouveler ses procédures. Pour être tout à fait honnête, je suis passé complètement à côté de certains de ses disques (Ravedeath, 1972, Dropped Pianos, Instrumental Tourist (réalisé avec le coprophage Daniel Lopatin), et son avant-dernier né : Love Streams). Mais même si je n’ai pas aimé, je ne peux que reconnaître l’impressionnant travail de composition et de recherche qui est alloué à tous ces albums que bien d’autres aduleront. Pour sa dernière sortie, Konoyo, et son artwork littéralement ébouriffant, le canadien effectue son retour chez Kranky à l’aide d’une communication étrangement humble mais simplement efficace.
En 2013, sur feu SWQW, webzine légendaire et glorieux qui manque plus que jamais cruellement au paysage francophone, j’avais rédigé une chronique à propos de Virgins (ici), album pour moi immense mais globalement incompris, qui a sévèrement clivé, dans laquelle j’avais utilisé la phrase suivante pour décrire la musique du canadien. « Il érige des édifices grandiloquents dépourvus du moindre mur porteur, pour que dans un simple souffle leur disparition nous rappelle quelle était leur ampleur. » Outre le fait que je n’en sois pas peu fier, l’idée est surtout de renforcer le musicien dans sa dimension d’architecte et de plasticien sonore. Car si Konoyo déboule avec son lot d’idées neuves, il jouit comme ses prédécesseurs d’une incontestable constante.
Si Tim Hecker n’a jamais lésiné sur l’intime relation de travail entre construction et de déconstruction, il laisse plus que jamais penser que c’est la ruine qui est à envisager comme la véritable oeuvre d’art. Parce que c’est la seule trace qui restera face aux outrages et aux dérèglements du temps. De là à imaginer un monde en ruine comme un objet poétique en soi, et bien il n’y a qu’un pas, que le canadien franchit aussi sûrement que le réchauffement sur l’Alaska.
Si on l’en avait toujours su capable, Tim Hecker répond sur Konoyo comme jamais jusqu’alors aux sirènes de la dissonance. Certains iront même jusqu’à parler d’atonalisme. Comme un torrent d’idées, qui pénètrent l’espace et les corps en dispensant leur lot de bienfaits et de malaises. C’est aussi beau et terrifiant qu’un pain de sodium propulsé dans un lac d’eau douce. Paradoxalement, ses élans mélodiques au synthé n’ont jamais résonné de manière si franche, et ne se cachent plus sous des enchevêtrements sonores bruitistes. En plus des désormais talentueux, réguliers et fidèles Ben Frost (enregistrement) et Kara-Lys Coverdale (claviers), Tim Hecker s’est cette fois-ci adjoint les services d’un ensemble d’instruments ancestraux japonais. Flûtes, percussions et cordes principalement. Ce qui lui permet de revêtir enfin véritablement la casquette de chef d’orchestre, à l’instar du regretté Johann Johannsson, avec qui il avait collaboré sur Love Streams. Mais surtout d’inscrire les instruments charnels à une place particulière dans le plan, dans une dimension sensorielle épidermique et rituelle qui emprunte à mon avis beaucoup au culte animiste shinto.
Car cet album illustre un entre deux états ou entre deux mondes, celui de la vie (konoyo) et celui de la mort (anoyo). A mon avis, les instruments japonais jouent le rôle des sursauts de ces esprits et âmes en congé, qui mettront 49 jours pour passer définitivement vers l’au-delà, mais qui durant cette période bénéficient d’un sursis lors duquel leurs actions peuvent avoir un véritable impact sur le monde des vivants. Artistiquement, Tim Hecker s’offre donc là un terrain de jeu inépuisable, où son art de la manipulation des volumes, des contrastes et des intensités relève de la joallerie jusque dans les furtifs sentiments de longueur (In Death Valley, Keyed Out, A Sodium Codec Haze). De plus, celui qui a toujours montré un intérêt notable pour le mysticisme en l’émancipant du dogme et de toute religiosité, va trouver un écho tout particulier entre son art et les valeurs ancestrales du shintoisme qui reconnaissent la valeur du sacré dans toute chose, animée comme inanimée.
Difficile donc de ne pas trouver de symétrie relative dans cette fusion entre deux états permanents, témoignant de sensations ambivalentes, et qui rendent l’écoute terriblement magnifique et viscéralement éprouvante. Les titres This Life, In Mother Earth Phase (comme l’improbable rencontre entre Boards of Canada et Hildur Gudnadottir) et Across To Anoyo sont pour moi de véritables chefs d’oeuvre, et de par leur placement dans le tracklist viennent sauver une narration globale parfois un rien tortueuse.
Le Japon a été marqué par la catastrophe de Fukushima à un point que l’on imagine pas. Avant tout parce que cette catastrophe nucléaire vient remettre en question la relation compliquée que le mode de vie du pays entretient avec la modernité et les valeurs ancestrales shinto, qui déterminent la nature et l’environnement comme des sanctuaires. Connaissant les positions de Tim Hecker sur l’état du monde, difficile de ne pas voir également dans cet album un peu plus qu’un plaidoyer environnemental comme il en existe plein. On peut même supposer qu’il fait partie des plus en plus nombreux suiveurs de la collapsologie et de ses théories sur l’effondrement civilisationnel, qui savent que l’humanité est globalement inconsciente de son sursis. Difficile donc de ne pas étirer cet entre deux états à l’ensemble du genre humain. Cet album est donc aussi beau et terrifiant que cette incontestable et troublante vérité : Si l’humanité se meurt, la vie elle, lui survivra.
Ce qui m’énerve avec ce genre de disques, c’est qu’il se réserve volontairement aux détenteurs d’un format et d’un matériel de qualité supérieur pour pouvoir en saisir toute la puissance et la subtilité en lieu et place d’un gloubiboulga sonore imbitable. Au fond, le véritable élitisme supposé de cette musique ne se situe-t-il réellement pas là ? Ecouté au casque en surplombant la ville puis les cimes lors d’une retraite où je me suis soustrais à ma quotidenne « réalité », Konoyo est une expérience sensorielle aussi belle qu’éprouvante. Où l’on se sent infiniment petit face au tumulte et à la sauvagerie. C’est sans doute pour ça que c’est l’un des disques magistraux de Tim Hecker que je n’écouterai pas trop régulièrement. Pas parce que ce n’est pas son meilleur, juste parce que c’est sans nul doute son plus impressionnant.