Je ne vous ferais pas l’affront de vous présenter Blixa Bargeld, symbole et activiste underground de Berlin ouest dans les années 80, leader du mythique collectif Einstürzende Neubauten et ancien membre des Bad Seeds de Nick Cave. Ou alors seulement si vous énoncez que rien ne pouvait faire se rencontrer Blixa – qui a réussi à unir les punks, les dandys, les acteurs de courants autonomisto-anarcho-dadao-situationnistes – et Teho, ancien complice de Mick Harris (Scorn) au sein de Matera, aujourd’hui plus connu pour ses compositions de musiques de films en Italie (Il Divo, Une vie tranquille où on retrouvait déjà le titre A Quiet Life, L’ami de la famille…). Leurs racines industrielles jamais reniées ont probablement participé à leur union du jour, même si leur absence de peur vis à vis de la prononciation du mot « concept » a sûrement aussi fait le reste. C’est donc tout sauf un hasard si les deux artistes se sont rencontrés durant la mise en scène de la pièce de théatre Ingiuria, pour laquelle ils ont tous les deux participé à la bande sonore (A Quiet Life figurait déjà au tracklist, encore…). Bref, Blixa avait déjà frappé très fort sur ce qu’on espère être tout sauf un one-shot : le projet ANBB avec Alva Noto. N’ayons pas peur des mots, Still Smiling est taillé dans des bois certes très différents, mais se révèle être un bûcher tout aussi passionnant.
Si le berlinois était parvenu à nous convaincre en 2000 que le silence était sexy, ses apparitions vocales du jour sont tout à fait disposées à filer le braquemard aux grabataires les plus engourdis. Néanmoins ne nous mentons pas, il y a quelque chose de terriblement théâtral, maniéré, pour ne pas dire outrancier, dans la palette artistique et vocale de Bargeld. Mais il y a sans doute une justification à tout ça (même si ce n’est pas indispensable pour un zicos de cette trempe) car après tout, même si l’objet phonographique en présence est des plus aboutis (à presque 40 boules le double LP y a intérêt), Still Smiling a avant tout été composé pour être joué en live, exercice dans lequel les deux complices excellent depuis toujours. Les excès servent ici la mise en scène et les compositions classiques de Teardo, il est vrai cette fois encore plus que bien aidé par le violoncelle « à pleurer » de sa complice de toujours Martina Bertoni (Le Balanescu Quartet et le violon d’Elena De Stabile ne sont pas non plus en reste).
Je ne sais trop pourquoi, mais j’ai toujours trouvé que le regretté Alain Bashung était le Blixa Bargeld français. Leur passion respective pour les arrangements classiques parfaits ? Leur ouverture réciproque à des univers musicaux trop peu empruntés ? L’incarnation rock dans ce qu’elle a de plus lettrée ? Tout ça a la fois sûrement, mais aussi surtout pour leur utilisation de la langue et pour tout le soin qu’ils apportent à la diction. Le silence est sexy, encore plus quand ceux qui y chantent en métaphore sont invités à me chatouiller les parties.
Still Smiling n’est pas qu’un album, pas qu’une collaboration entre deux artistes qui n’ont plus rien à prouver. C’est un opéra rock qui enveloppe de troublants hymnes à la langue. Aux langues, pour être tout à fait exact. Que ce soit dans celle de Goethe, de Fellini ou de W. H. Auden, Blixa pourrait réciter l’annuaire ou le code pénal que ce serait pareil. Juste impressionnant. C’est sans doute pourquoi il y a toujours eu un nombre conséquent de non germanophones parmi les supports indécrottables de Neubauten. Parce que si le texte est certes prépondérant, le plus important se situe ailleurs. Dans cette unique intensité, dans ce timbre chaud et grave si particulier qui frappe au coeur et au corps. Je ne vais donc pas me livrer à une séance de traduction sauvage, parce que je parle l’anglais comme une vache espagnole, mais surtout parce que les paroles sont certes souvent très poétiques mais flirtent aussi volontairement avec le burlesque et l’improbable. Les jambes qui font Giacomo Giacomo dans Mi Scusi, le discours littéralement habité d’Axolotl, l’étrange et juste drôle poésie de Nocturnalie. Autant d’éléments et de titres où les compositions suivent et s’accordent autant de liberté que d’expérimentations, voire de dissonances.
Si ces trois titres sont de pleines réussites, j’avoue avoir juste chialé comme un con face au romantisme poétique du sublime What If…? (je pourrais l’écouter trente fois par jour, ne serait-ce que pour m’entendre dire encore que Nulla sara cambiato de la luce), succombé aux formules plus ou moins magiques de l’hymne cynique au souvenir Nur Zur Erinnerung, souri au son d’ Alone With The Moon en version crooner (reprise de The Tiger Lilies). Puis je suis mort, encore une fois, devant la sage recomposition pour l’occasion d’ A Quiet Life.
Certains noteront peut-être le recours à d’anciens titres de Teardo comme de légers écarts (sur Come Up And See Me plus particulièrement, même si ce n’est pas le seul). Toujours est-il que malgré certains titres dispensables (pas plus de trois), Still Smiling est une oeuvre plus que recommandable, même à ceux qui n’ont rien d’inconditionnels Neubauteniens.