Taylor Deupree fait partie de ceux qu’on ne présente plus aux esthètes de l’ambient. Voilà déjà 15 ans qu’il a créé à Brooklyn le label 12k, qui n’a depuis jamais connu de régression dans la qualité de ses sorties plus ou moins expérimentales. Indépendamment de ça, il est un proche du légendaire label Line et de gens comme Lawrence English ou Christopher Willits. Ses glorieuses collaborations avec Richard Chartier, Frank Bretschneider, Kenneth Kirschner ou Marcus Fischer ne sauraient faire oublier ses réalisations individuelles (Northern et Shoals étant ses plus remarquables récemment). Le quadragénaire n’a plus rien à prouver. Son label se porte à merveille et se permet même de nouvelles directions, musicales comme en matière de design. Il fait également partie des ingénieurs les plus demandés pour ce qui est de la fluidité et de la spatialisation très spécifique qu’il donne à ses masterings. La sortie d’un nouvel opus est donc forcément un évènement, même si une communication assez faible et une sortie en fin d’année ne lui ont pas donné l’exposition qu’il méritait (en comparaison des certes merveilleux albums de Simon Scott, The Boats, Kane Ikin ou Gareth Dickson, tous sortis en 2012).
Il n’est pas nécessaire d’avoir fait Polytechnique pour capter que cet album illustre en musique le phénomène de la fonte des neiges. Rien de révolutionnaire dans la démarche, il y a bien dû y avoir dans l’histoire au moins une centaine d’albums d’ambient pourvus du même thème, finalement assez classique. Mais pas par lui, et pas comme ça.
Emancipé des traditionnels schémas de représentations verticales où tout ne devrait être qu’opposition et/ou collision, Taylor Deupree fait le pari d’un étrange mais limpide travail sur la strate (la couche est peut-être un terme encore mieux choisi) où les différents phénomènes de filtrages et les finalement peu nombreux field recordings, ne sauraient pleinement camoufler les discrets et subtils mécanismes de superpositions. On ne saurait certes garantir quoi que ce soit, ou pavoiser au sujet des positions de l’américain pour ce qui est du réchauffement de la planète et des très actuels dérèglements climatiques. Pourtant, cette sensation étrange d’effleurer la poudreuse et de silloner en même temps des sentiers gorgées de chaleur laisse plus admiratif que résolument perplexe. Cette confusion nord/sud donne lieu à des visions de territoires insondés aux climats pluriels. Là où les montagnes et les sources se rencontrent, contrairement à l’acoutumée où elles ne font que se toiser du regard et brasser de l’air, plus au moins au dessus du niveau de la mer. Toute filiation avec le Below Sea Level de Simon Scott n’est pas forcément complètement fortuite, puisqu’on retrouve ici aussi ce sentiment de débordement permanent dans l’aquarelle des champs du possible.
Citons donc le titre Dreams Of Stairs, où la sensation est la plus saisissante dans le tableau mouvant, dans l’errance entre la garrigue, ses cigales, cîmes enneigées et cortèges de catharsis. Pénétrer ce coeur neigeux procure finalement plus l’effet d’un coup de soleil sur l’âme ou un étrange sentiment d’hibernation erratique. Certes réservé aux contemplatifs et à ceux dont l’imagination ne comporte pas de bornes, Faint est un album que certains pourront qualifier de linéaire (ce n’est pas un gros mot). Il ne connait pourtant aucun inertie. Evoquons donc Thaw, ou les cordes bienvenues de Shutter. Ce sillon se creusant progressivement dans la matière désertique et gelée pour accoucher de canaux d’irrigation. Ou comment transposer un oued aux côtés des glaciers immortels. Plus qu’une succession de captures instantanées, Faint est bel et bien un progressif abandon des couches de négatifs et des diapositives, pour définitivement passer du noir et blanc à la couleur.
Doté d’un mix implacable et d’un travail tout particulier sur le bruit blanc, Faint n’est peut-être pas l’essai le plus remarquable de Taylor Deupree (encore que, le temps le dira peut-être) en comparaison de ses chefs d’oeuvres passés. Toujours est-il que ce canevas de clavinets, de synthèses et de pléthore de matériels analogiques relève malgré tout du sans faute. Précisons que la version « deluxe » est agrémentée d’un éventail de superbes photographies et d’une version très très étendue de Thaw (38 min), et que, comme c’est parfois le cas chez 12k et Line, cet album bénéficiera forcément d’une écoute sur installation plutôt qu’avec un casque fermé. Une fois n’est pas coutume, même dans la neige, l’isolation et l’hermétisme ne sont pas toujours de mise.