Membre de l’excellent trio The Boats (dont la discographie trouve incontestablement son apogée sur Ballads Of The Research Department), Andrew Hargreaves trace depuis quelques années un sillon plus personnel sous un moniker dont l’intitulé ne laisse que très peu de place au doute quant aux méthodes de production sous contraintes.
A l’instar d’un William Basinski, il explore des contrées romantiques dont les boucles délitent les notions de temps et d’espace. Ses thèmes récurrents sont souvent issus de deux sujets indissociables : l’amour et le déclin. Ses oeuvres passées, dont ma favorite est probablement In a Lonely Place, sont sorties sur de petits labels et en quantités confidentielles. Elles m’évoquent toutes des films muets, un langoureux et lent dégradé chromatique autour du noir et blanc, où les débordements perpétuels n’ont aucun impact sur la notion d’équilibre.
Après Go Straight To The Light Of All That You Love, lui aussi sorti cette année, TLO est revenu proposer il y a quelques semaines The Invisibles, une oeuvre cousue autour de deux titres dont la durée dépasse les vingt minutes. Inspiré par des travaux parapsychologiques, une mystérieuse et anonyme oeuvre littéraire et par le dernier voyage de l’artiste néerlandais Bas Jan Ader (disparu en mer alors qu’il tentait une traversée de l’Atlantique en bateau), l’album pose avant tout pour moi la question existentielle et ésotérique suivante : « La mort. Et puis après ? ».
Outre ses incontestables qualités qui en font un album d’ambient majeur, The Invisibles constitue aussi une petite révolution pour Andrew Hargreaves en terme de processing et d’allègement de contraintes. Les couches de son sont déjà autrement plus nombreuses et plus chargées qu’à l’accoutumée. Ajoutons à celà l’ajout de la voix échantillonnée de Beth Roberts et de cordes enchanteresses. On est loin des contraignantes et rudimentaires procédures des premiers disques.
Mais, toutes ces constatations logistiques n’ont absolument aucune importance en comparaison de l’odyssée musicale, métaphysique et transcendentale ici proposée.
The Invisibles est une mise sur orbite vers la périphérie. Vers cette comateuse frontière, ce narcotique entre deux. Celui des vivants et celui des disparus.
Nombreux sont ceux, charlatans dans leur immense majorité, à avoir témoigné de l’entrevue qu’ils ont eu avec la mort. Tous décrivent ce défilé en accéléré du vécu, ce long tunnel et cette lumière, incandescente telle un berger des âmes, menant ceux qui la suivent au repos éternel. Elévation de l’âme, allégée de ses 21 grammes et de ses tonnes de souffrances terrestres. Conte pour enfant ? Peut-être. Balivernes ? Sûrement.
Mais dans un monde en guerre, face à notre peur de l’après et du grand rien, ces histoires peuvent illuminer les heures souterraines. En voici donc une autre. Qui ne vaut pas plus cher. Mais qu’on racontera aux orphelins qui dessinent des oiseaux au bord des canyons de ruines, et qui ont vu leur famille désintégrée par les obus ou vomie par la mer.
The Invisibles est aussi un hommage au « lâché prise ». Au renoncement plus qu’à l’abandon. Il décrit ces paysages en défragmentation, où les sentiments de chute et d’élévation se confondent. The Invisibles est une ode au transit, à ceux restés dans les interstices pour peupler nos quotidiens malgré leur disparition. A ceux qu’on a chéri, pour un jour ou pour une année, disparu pour le commun des hommes, mais qui dans nos coeurs peuvent prétendre à l’immortalité.
The Invisibles est à n’en pas douter le plus bel album de Tape Loop Orchestra. Un expérience folle difficilement descriptible, à vivre seule, hors connexion. Un nouveau requiem pour les mères mourantes, où la faucheuse se drape des habits de la vendeuse de rêves et du marchand de sable.
PS : La somptueuse édition vinyle est épuisée (sauf peut-être à Souffle Continu), il ne vous reste plus que la version digitale pour vous consoler.