Il y a de ça encore quelques mois, nul n’aurait misé le moindre kopek sur l’éventualité que Shapednoise soit un des artistes électroniques les plus en vue cette année. Le sérieux qui nous habite nous empêche forcément d’évoquer un « effet Berlin ». On supposera donc que celui qui n’était jusqu’ici qu’un second couteau d’une techno industrielle pandémique, a su apprendre de ses rencontres, et a enfin digéré ses influences. On citera bien sûr son très qualitatif compatriote italien Violet Poison, avec qui il a géré le label du même nom. Le vétéran Black Rain aussi, qui a collaboré avec lui sur le très bon format court Apophis, sorti sur un autre label que dirige le jeune italien : Cosmo Rhytmatic. A l’écoute du Different Selves qui nous occupe aujourd’hui, on ne peut s’empêcher de penser à la probable influence d’un autre larron de la scène noise/indus, et pas des moindres, pas tant au niveau du son mais plus en lien avec la fascination en répulsion qu’il voue à la guerre, j’ai nommé Dominic Fernow (Prurient, Vatican Shadow, Exploring Jezebel). Ce disque vient conclure une année déjà particulièrement brillante pour Type, label de Xela, revenu lui aussi de l’errance.
Outre sa pure teneur sonique, sur laquelle je vais basculer un peu plus loin, Different Selves vient s’inscrire particulièrement dans une année qui pour nous, français, aura été le théâtre d’événements sanglants, qui nous ont atteints dans nos chairs et dans notre confort occidental. Nous, qui exportons la guerre un peu partout et qui sommes surpris d’en récolter l’écume sur notre propre sol. Des faits sur lesquels il est inutile de revenir, mais qui empêcheront, esprit du 11 janvier oblige, de voir sombrer la chronique dans une ode gonzo à la rafale. Et pourtant, tout comme notre cher président, Shapednoise libère le slogan : GUERRE TOTALE.
Amateurs de l’odeur du napalm au petit matin, d’éclats de shrapnel, de pièces d’artillerie à longue portée et de field recordings saisis sur le train d’atterrissage d’un bombardier B-52, sache que l’album en présence a foutu un coup de rangers au postérieur de toute la scène (plus ou moins harsh) techno noise/indus. Si tu es équipé d’un casque suranné et d’enceintes Logitech t’empêchant d’encaisser certaines fréquences et de savourer l’extrême densité du grain sonore, je t’invite déjà, à ce stade de la chronique, à quitter les lieux et à retourner te dandiner au son d’une deep house de biocoop.
La rumeur, invérifiable pour l’instant, dit même que l’italien aurait utilisé des enregistrements d’armes véritables. Une, dont on ne doutera pas de l’origine contrôlée et de sa nature à détruire massivement, c’est l’ouverture Enlightement, réalisée en compagnie de Justin K Broadrick (Godflesh, Jesu, Techno Animal ou Napalm Death). Le genre de titre qui plante le décor en tournant dans la plaie pour qu’elle reste ouverte, qui joue avec la frustration et l’emplissement de l’espace par l’obscurité et ses masses grouillantes. Le genre de tuerie idéale à balancer en intro de set apocalyptique. Le genre de boucherie parfaite pour placer la charge avant de déchaîner la puissance de feu du dévastateur Intruder. A ce niveau là, on peut dire que ça relève de l’accident cérébral tellement ça poutre. Les déflagrations sont massives et profondes, les bombes lacèrent le ciel avant de perforer les sols.
Deux choix s’opposent alors à l’auditeur enseveli par la trouille : creuser un abri dans la boue de la tranchée et attendre patiemment de se prendre une pastille sur le casque, ou franchir le parapet et gagner la mêlée, la fleur au fusil, prêt à slalomer entre les projectiles jusqu’à rendre son dernier souffle.
Par la suite, certains titres se montrent plus focalisés sur des ambiances et des climats de latence, où les frappes s’avèrent plus éparses mais non moins profondes. Une ambiance de guerre « propre », de frappes chirurgicales et de fonds de sonar, dont l’ironiquement nommé Well-Being est un exemple parfait, et qu’un certain Alberich en plus propre n’aurait d’ailleurs pas renié.
Il semblerait donc ensuite que chaque titre témoigne des renforts technologiques liés à l’annihilation. What is it like? et ses collisions de matériaux lourds et de particules fines. Heart-Energy-Shape, ses contours bioniques célébrant plus ou moins habilement une certaine forme de revival hardcore. The Man From Another Place marquera quant à lui une transition assez sauvage, situant le conflit dans le ciel, proche d’un réacteur ronflant à l’approche du franchissement de la vitesse du son. Tout le génie de ce titre réside dans sa capacité à nous faire cohabiter à la fois dans le cockpit d’un chasseur et sur l’essieu d’un tank. Oui, c’est tout un programme, qu’Escalation fermera en larguant sur les derniers résidus de l’espèce ce qu’il faut de bidons spéciaux venus d’un temps avancé.
Musée de la guerre ou odyssée de l’armement, Different Selves, de par son grain quasi unique et sa force de dévastation moins nihiliste qu’il n’y paraît, pourrait s’inscrire dans le temps comme une oeuvre majeure. Si, et seulement si son auteur arrête le sillon là et ne le duplique pas vulgairement. D’ici là, c’est juste la saillie de l’année. N’hésite donc pas, et prends part à l’orgie bouchère.