Quatre ans sont passés depuis le succès commercial et critique de Quarter Turns Over A Living Line, premier album de Raime, qui installa encore un peu plus Blackest Ever Black au rang de poids lourd parmi les labels indépendants britanniques qui comptent. Si j’ai incontestablement apprécié ce disque, je dois avouer que le vif accueil qu’il avait rencontré m’avait quelque peu désappointé. Principalement parce que je trouve qu’il effectuait une synthèse certes presque parfaite de genres en vogue, mais ceci sans en épouser pleinement la sève et la radicalité.
Une sorte de musique anxiogène, reçue avec enthousiasme et ferveur par des gens qui habituellement n’en écoute pas. Je pourrais faire un constat similaire devant le succès d’un Haxan Cloak (qui a fait le même coup avec un « dark ambient » timide mais bien enluminé chez Tri Angle) et pour l’ensemble de la techno « dite industrielle » actuelle. Nous vivons une époque de synthèse, où les influences, les genres et les flows s’échangent plus vite que les chlamydias, et où les puristes patentés sont relégués aux statuts d’anciens combattants. Certains le regretteront tandis que d’autres s’en réjouissent.
Ne me situant pleinement dans aucune catégorie, je me contente d’observer ceux qui parviennent à tirer leur épingle du jeu. Et incontestablement, Joe Andrews et Tom Halstead mènent bien leur barque. Tooth est sorti il y a quelques semaines, et si certains s’amusent déjà à le comparer et à l’opposer à son aîné, on peut déjà sans risque énoncer une confirmation : Raime excelle toujours autant dans l’exercice de la synthèse fédératrice à partir de genres dits « impopulaires ».
Là où Quarter Turns Over A Linving Line se révélait comme un disque gentiment oppressant où les hipsters pouvaient s’encanailler sans trop prendre le risque de se salir ou de se faire du mal, Tooth apparaît comme tout aussi bien produit mais comme autrement plus adulte, bien que toujours pétri dans un nombre non négligeable d’influences à situer « dans l’air du temps ».
Au fond, on peut même dire que Tooth a l’intelligence de frapper simplement là où ça laisse des bleus, mêlant des basses abyssales (très UK step machin mais sans aller jusqu’au grime) à des guitares glacées et entêtantes puisées dans le patrimoine de la darkwave, du rock minimaliste et du post-hardcore unanimement salué (Shellac, Young Widows…). Le recours à certains réflexes dub techno relève à mon sens de l’effet de manche un peu « easy » et particulièrement dispensable (surtout sur Dialling In, Falling Out et encore plus sur Glassed), si l’on convient que l’accord reverb’/delay est aujourd’hui plus que convenu et n’apporte absolument rien ici.
Les qualités des deux britanniques s’expriment à mon avis plus largement quand ils acceptent juste de faire simple, en posant des accentuations millimétrées sur des alliages rythmiques imparables. Sur la profondeur et le magnétisme de la basse, surfant sur le contre-temps, particulièrement quand elle est alliée à des mécanismes de batteries (snares et hi-hat principalement) qui font inlassablement mouche et subliment la pure vocation hypnotique des guitares. Pour illustrer le propos et à titre d’exemples, les excellents Hold Your Line et Stammer sont conçus dans ces schémas identiques, agrémentés de samples vocaux parcimonieux mais agressifs, se révélant d’une efficacité et d’une robustesse à toute épreuve.
On lit ça et là que les deux membres de Raime ont entamé ici un virage « rock » radical. Il suffit à mon sens de se replonger dans un titre comme Your Cast Will Tire (et dans l’ensemble de leur projet parallèle Moin) pour comprendre qu’une évolution pareille (plus qu’un virage) était finalement tout à fait prévisible. Et ce même si j’admets que je ne les envisageais pas atteindre un tel niveau d’aboutissement.
Tooth était un album particulièrement attendu. Il pourra surprendre, de par sa production limpide et sa simplicité d’exécution minimaliste, mais ne devrait pas décevoir ceux qui avaient saisi le potentiel des deux anglais, planqué dans les interstices de leur qualitatif mais « facilement » sensationnel premier essai. L’artwork et les accents dub techno sont bien les rares et maigres accrocs que l’on pourra reprocher à ce très réussi tableau.