Parmi les nombreux talents que compte l’ambient, Rafael Anton Irisarri mérite comme aucun autre le rang de Petit Prince. Pas seulement parce que le roman de Saint-Exupery a une signification particulière a ses yeux, mais surtout parce que sa musique est depuis toujours touchée par une sensibilité à fleur de peau, qui transmet à sa démarche de soundscaping un romantisme certain couplé à cet impressionnant souci du détail. La mélancolie n’est jamais chez lui une simple étiquette galvaudée, une candeur biaisée par la volonté de juste résonner « beau ». Charnelle et viscérale, elle inonde chaque parcelle de son par les multiples facettes de l’originelle beauté. Celle qu’on enferme dans un tableau non pas pour l’emprisonner, mais juste pour en conserver le souvenir, ou l’illusion d’y avoir contribué.
Est-ce pour ça que les Traces de The North Bend sont si difficiles à effacer ? Au milieu de ses vagues bienfaisantes et éthérées, même les glorieux aigris s’autorisent à avoir le souffle coupé. Si l’album en question est pour certains à placer comme un des dix indispensables albums d’ambient des dix dernières années, il est inconcevable de « réduire’ l’américain à ce seul élément de discographie. Daydreaming et Reverie, même si moins touchés par le divin, contiennent eux aussi leurs lots de glorieux instants, tout comme son projet plus « micro techno » et expérimental The Sight Below. Du côté des collaborations, l’américain ne fréquente que la crème. Fennesz, Pantha du Prince, Simon Scott, Andrea Belfi ou Grouper, pour ne citer que ceux là, ont tous été salués dans nos pages et dans celles des autres. Bref, The Unintentional Sea a logiquement suscité les attentes d’un public ambient de plus en plus exigeant. L’édition vinyle est aujourd’hui publiée par Room 40 (la version digitale est disponible depuis un mois), propriété d’un certain Lawrence English.
Avant de poursuivre, même si ça a déjà été fait par toutes les chroniques publiées sur le sujet, il convient de préciser quelque chose de la thématique, du concept ici abordé. La mer Salton est en réalité un lac, ou une mer intérieure née accidentellement à la suite d’une crue diluvienne dans un environnement sec et désertique. De ce déchaînement naturel résulta un lieu enchanteur, un paysage exceptionnel maintes fois photographié par pléthore de naturalistes. Depuis que le monde est monde, l’humain voue un culte à ce qu’il ne comprend pas ou à ce qui le dépasse. Outre celles et ceux des riverains, ce lieu déchaîna les passions et les superlatifs de tous les contemplatifs extatiques qui ont eu la chance de le voir, et ce pendant plus de cinquante ans. Sauf qu’en plus du phénomène de sédimentation naturel, les eaux du lac puent aujourd’hui la défaite, les pesticides et les engrais. Ce qui était un don de la nature est devenu une catastrophe générée par les dérives humaines. Des travaux colossaux sont en cours pour tenter de sauver ce qui peut encore l’être. Les vaines rustines sur de réelles crevaisons sont l’apanage de ceux pour qui l’artifice est le seul recours. L’illusion de réparer à court terme et dans l’urgence n’a jamais rien guéri.
Harmonies magnifiquement mortifères et emplies de gravité, cuisson sèche de captations sur la cire, mutation inexorable du soundscaping. Autant d’ingrédients choisis par l’américain pour exprimer un cri. Celui de l’impuissance, de la résignation et de toute la beauté salvatrice face au saint renoncement.
Sans la moindre volonté de lissage, il se dégage de cet album une déconcertante fluidité où tous les reconnaissables éléments se noient volontairement dans la toile. Pour décrire ces eaux stagnantes, le disque saisit encore une fois l’auditeur par un phénomène de vagues, de mouvements indolents et dépressifs beaux à s’en damner. Il est forcément ardu de décrire en musique un tel phénomène sans le moindre apport de certains aspects solennels. Ce qui rend cet album si beau, c’est justement cette totale absence d’excès, ou de climat « voyeur » et misérabiliste qui déssert tellement souvent certains concepts d’albums ambient. Irisarri offre ici quelque chose de purement essentiel : une noble alternative à une condamnation à mort sans le moindre témoin.
La nature brûle et nous regardons ailleurs (wesh Chirac). Bénis mais pourtant malheureux sont celles et ceux qui ne détournent pas le regard face à la réalité. Sans vouloir faire culpabiliser qui que ce soit, l’album du jour ne fait que transmettre sa part de vérité. Extraire du déclin, de l’appauvrissement plus ou moins naturel et de toute cette tristesse, pour n’en conserver que la beauté. Être l’observateur fébrile de ce qui est et de ce qui vient, avec l’heureux souvenir tristement nostalgique de qui a été.
Des voix célestes et veloutées, un violoncelle, une guitare en tension, un piano étouffé. Autant d’éléments qui agrémentent la nature morte d’une certaine vitalité. The Unintentional Sea est un album court aussi magnifique que passionnant. Il nourrit en plus des accointances avec le sublime éponyme de Solo Andata, tandis que l’introduction du magnifique final Lesser Than The Sum Of Its Parts rappelle étrangement le déchirant Liberig Min de Mohammad. Une sensible et ardente torche ambient, donc plus que recommandée.
« Et j’avance marinier du bûcher. Sans regarder, sans même y penser. Je navigue sur les braises au fond des gorges et des falaises. Mon gouvernail est parti dans les flammes. Et depuis j’ai cessé d’espérer. Rentrer au port sans tout qui crame. Et que lui même n’ai pas cessé d’exister. »