« No harmony. No melody. No rhythm. No bullshit. » (Phill Niblock)
C’est un peu cela, la musique de Phill Niblock. Quelque chose qui s’approcherait du linéaire, aplanirait lentement les mouvements de ses textures sonores. Rythme tassé, ingurgité dans une masse compacte. « Please play this record LOUD » préconisait-il sur l’un de ses précédents albums. Jouées à haut volume (et dans de bonnes conditions, cela va sans dire), les longues pistes du compositeur américain ne laissent en effet place à rien d’autre que l’omniprésence physique et acharnée du son. Pas d’échappatoire, simplement l’écoute, l’envahissement. Le reste importe peu, ou n’importe plus.
Toujours la même, et en permanence renouvelée. L’œuvre de Phill Niblock, personnage culte de la musique d’avant-garde américaine et grande figure du drone, fascine et impressionne. Depuis plus de cinquante ans, il bâtit un immense ouvrage empruntant à la fois à la musique, au cinéma ou encore à la photographie. The Movement of People Working, cette série de films de plus de 25 heures réalisée sur de nombreuses années, accordait ainsi la répétition du geste à celle du flux sonore de ses compositions.
Depuis toutes ces années, Phill Nibock applique inlassablement la même méthode : il enregistre des notes jouées par des instruments acoustiques (ce qui l’a amené, notamment, à collaborer avec de nombreux musiciens tels que Rafael Toral ou Thurston Moore), puis multiplie les couches, organise et modifie les hauteurs en jouant sur les micro-intervalles (cet intervalle plus petit qu’un demi-ton). Et ce qu’il faisait à ses débuts sur bandes magnétiques, il le fait aujourd’hui à l’aide de la technologie informatique.
Touch Five est un double album marquant sa cinquième apparition chez Touch. Il vient ainsi rejoindre des albums majestueux tels que Touch Strings ou Touch Three. Sur le premier disque, deux pistes, de presque trente minutes chacune. On y retrouve Arne Deforce au violoncelle (présent par ailleurs sur d’autres travaux de l’américain), puis Rhodri Davies à la harpe électrique. Le second volet, quant à lui, offre trois versions de Two Lips, morceau conçu comme deux partitions jouées simultanément et elles-mêmes sous-divisées en différentes parties instrumentales, à partir de trois quatuors de guitare.
On pénètre sur cet album comme dans une logique où les segments sonores s’étirent, se répètent, s’enchâssent en se réitérant, appuyant leur propre insistance sur un mécanisme gagné par l’immensité. Dans une lancinance presque maritime, Touch Five tend à modifier la perception du temps, et donne à voir dans le poids démesuré de ses couches et de ses textures des étendues de lumière et de silence noir. Avec sa façon de créer des drones à la densité exceptionnelle (ce sont parfois 40 pistes qui donnent forme au morceau entier), de vouloir fixer le temps dans une vibration de l’infini, Phill Niblock continue, à désormais quatre-vingt ans, d’ouvrir sa musique sur une dimension supplémentaire, lui donnant une présence proche de la démesure.