Rencontrer l’affection de fantômes imparfaits en rassemblant humblement les présences désagrégées.
Il se pourrait que l’on puisse accoster sur les rives d’une île étrange. Il serait permis de parcourir une étendue au premier abord déserte, cernée par les eaux. Il se produirait une suite de rencontres étranges. Se succèderaient alors des personnages hagards et fantomatiques semblant sortir de l’imagination inquiète d’un auteur lointain. Prenons Adolfo Bioy Casares. Il s’agirait d’une invention…
Par-delà l’immatérialité suggérée par cette accumulation d’éléments insolites, émerge une incarnation complexe et démesurée. C’est cela, déambuler dans 1.
« Primitive Streak » intègre des captations de ressac, des sonorités analogiques hésitantes sous-tendues par des nappes ambient. Elles impriment dans l’esprit une ambiance qui oscille entre inspiration indienne et expérimentation jazz. Le littoral vient d’être abordé, il incite à la découverte. Puis « Old Brain » se déploie. Le rythme se fait plus rapide et laisse le personnage démuni, à l’orée d’une exploration qu’il entrevoit comme angoissante. Le son s’ouvre pour s’avancer comme une respiration qui s’accélère. Le minimalisme répétitif de la composition, l’économie qui lui est intrinsèque, emporte pourtant…
Puis la course s’achève doucement. L’égarement obtient un temps de repos marqué par l’apparition d’une ritournelle enfantine tout autant appuyée que délicate et qui se confondrait presque avec l’image, peut-être le mirage, d’une forêt polychrome et accueillante. En son sein, chemineraient cahin-caha de sympathiques et fantastiques créatures. L’étonnement se lie à l’amusement. La sphère Jean-Jacques Perrey se retrouverait ainsi, tel un hymne dédié aux les flâneries bucoliques du Ouin-Ouin des Maîtres du Temps. Mais le départ s’impose, inexorable.
Les éléments convoqués s’assombrissent avec « Extraction ». Une ambient crépusculaire parcourue de basses erratiques dresse le portrait d’un paysage inquiétant de désolation. Cette immensité dépeuplée, telle un Microstoria endeuillé, inviterait à l’humilité. Lorsque, sans crier gare, une activité apparaît. « Choral Hatch » se développe autour d’évocations vocales synthétisées. Les tonalités diverses ne suivent aucun schéma préétabli. Tout trébuche sur un pointillisme pourtant maîtrisé. Elles irradient le morceau comme autant de disséminations désorientées. Seule une rythmique métronomique demeure le fil conducteur. Symphonie intuitive, la construction progresse parmi de lentes hésitations qui révèlent de délicates fulgurances.
Le cheminement s’achève sur un long glissement plaintif. Une oscillation touchante entre les inspirations mélancoliques 90’s d’Ann Gillis et le cadre structuré d’un Jonas Palm. Avec « New Brain » la spatialisation du son enveloppe pour devenir de plus en plus prégnante. Une révélation se fait jour. La solitude toute intérieure, uniquement traversée par de brefs moments d’ouverture, s’avoue fantasmée. « Wonder Farm » clôt cette errance par une chaleur de composition et d’exécution qui tranche vis-à-vis du reste. L’intervention beaucoup plus marquée d’instruments traditionnels fait tendre vers cette impression. La construction répétitive demeure. À la confluence du jazz et de la prog, il replace l’opus dans une dimension véritablement humaine et porte en lui un certain apaisement. L’espace est devenu familier. Le sommeil a été détruit et la mort s’est éveillée dans l’île.
À sa conclusion, cet ultime morceau permet de raccrocher le parcours des divers intervenants présents sur cet album. Car Off World est un projet multidimensionnel ayant été conçu comme l’adjonction de tous les apports techniques, de toutes les inspirations qui caractérisent ses membres. Initié par l’inclassable Sandro Perri, explorateur de rock prog et de psychédélisme disco (Glissandro 70, Polmo Polpo), il réunit les producteurs Drew Brown (Stalactite), Mukai Susumu, MJ Silver (Mickey Moonlight), Craig Dunsmuir (Glissandro 70, Kanada 70), et les musiciens Jesse Zubot (violon) et Eric Chenaux (guitare). Une alliance géométrique entre électronique analogique (EMS Synthi, Syntorchestra, Prophet 5) et instruments acoustiques (violon, banjo, clavecin, guitare et piano). Inscrit dans la galaxie Constellation dont l’identité s’est forgée sur les styles folk et post-rock, ce collectif surprend. Mais l’incursion complète dans l’univers du minimalisme et de la Music Library associée à un savoir-faire exceptionnel en fait une collaboration sublime.
Cette œuvre se rend capable grâce à sa parcimonie par là même grandiose d’une qualité exceptionnelle. Elle rend tangible l’imaginaire. Ainsi « [l]’hypothèse que les images [sonores] aient une âme paraît confirmée par [leurs] effets […] sur les personnes… » (Adolfo Bioy Casares, L’Invention de Morel, 10/18, p 106