Robert Henke est depuis plus de dix ans seul maître à bord du projet Monolake, son compère Gherard Behles s’occupant principalement du développement d’Ableton Live. Les participations de Torsten Pröfrock étant plus que sporadiques, il n’est pas nécessaire de plus s’y étendre. Les péripéties ambient ont commencé au milieu des années 90, quand les fers de lance de la scène s’appelaient alors Biosphere, Future Sound Of London ou Photek. Parlons d’ailleurs un peu plus dès maintenant du dit Photek, pour mieux surligner par la suite les points communs qui l’unissent à Monolake.
En 1997, il pose à la même table l’ambient de ses premiers amours et une drum’n bass sauvage qui puise elle même toute son essence dans les improvisations dont seul le jazz est capable, baignées de sueur, de sang et de larmes. Je parle du légendaire album Modus Operandi, celui qui fit de Burial le baron du 2-step qu’il est aujourd’hui, car à ce niveau là on ne peut même plus parler d’inspiration.
Monolake a lui aussi depuis ses débuts convié sur sa couche ambient d’autres genres tels que la techno dans ce qu’elle a de plus minimaliste, de plus dialectique et de plus binaire, et le dub, celui qui enrobe les échos et les nappes spectrales d’une profondeur vertigineuse. Beaucoup tentèrent de l’imiter, pour un succès négligeable. On ne dompte pas Ableton Live comme ça, même en faisant l’acquisition de tous ses composants périphériques et des contrôleurs MIDI qui lui sont plus ou moins alloués.
Alors pourquoi citer Modus Operandi de Photek en préambule d’une chronique du Ghosts de Monolake. Parce qu’ils se ressemblent dans leur forme, dans leur excellence, dans leur « animalité » anarchique, et dans leurs absences totales de compromis. De plus, Monolake livre ici un chef d’oeuvre dont on n’était plus sûr qu’il soit capable. Et parce que ce dernier donne enfin les réponses du Silence désormais rompu de 2009.
On put lire un jour d’un certain Jérémie la tirade suivante :
Ecoutez donc ceci, peuple stupide et irréfléchi : avec leurs yeux, ils ne voient rien, avec leurs oreilles, ils n’entendent rien.
Un certain Ernest lui répondit bien plus tard :
Quand certains entendent un écho, ils s’imaginent avoir produit le son.
Si Silence avait investi l’espace avec profondeur, les interstices de Ghosts laissent deviner le poids et l’importance d’un silence aujourd’hui révélé. Si l’exceptionnel titre d’ouverture ne laisse que peu de place au round d’observation, il y a pourtant dans les émanations qui s’échappent de cette jungle intemporelle et urbaine, des odeurs de matins calmes qui accouchent de volées de napalm. Plus particulièrement dans les traits purs jusqu’au-boutistes du sound design de Toku. C’est dans les contours presque « warehouse » à suivre de sa techno déviante que Monolake fait ressortir toute la bicéphalie de son esprit, et du notre.
Comme quand les simiadés se séparèrent en deux grands troncs, les singes du nouveau, et ceux de l’ancien monde. Chacun devra choisir son camp dans l’épopée guerrière et féroce qui se libère des effluves de Ghosts. Car quand des rythmiques apparentables à un dubstep (dépourvu de ses enveloppes « wobble » et concentré uniquement sur ses mécanismes aussi primaires que dévastateurs) fondent sur la nappe et le prisme pour mieux le fractionner, il y a comme une impression de scission entre les pôles, jusqu’à ce qu’ils s’ouvrent définitivement en deux. Car si la guerre est tenace depuis les fondations érigées dès Hitting The Surface, elle prend une toute autre dimension annihilante au centre de The Existence Of Time. Ce n’est plus un conflit, c’est une boucherie qui laissera pas mal de hobbits sur le carreau en ce Mordor moderne.
Jusqu’aux premières minutes de Phenomenon, trêve de courte durée dans la matrice cérébrale avant le cri de ralliement d’éléments supplémentaires. Ce hurlement digital à 3:30 dans un néant sinistre et dévasté, a le don de terrifier les plus aguerris de l’ambient le plus dark et du sound design le plus abouti. Des textures poisseuses et agglomérantes libèrent des mécanismes régénérateurs pour les guerriers hybrides déchus sur Unstabble Matter. La guerre entre ceux d’hier et d’aujourd’hui sera technologique ou ne sera pas. Elle ne sera pas non plus télévisée, les spectateurs commentateurs ont fui pour construire à la va vite une ambassade de paix sur les ruines de la précédente. Lilith relance donc une bataille déséquilibrée après ce court mais intense effort de paix.
La cavalerie rythmique sombre est en marche, écrasant toute matière organique grouillante et résiduelle. Le beat devient martial et gagne en frénésie. Aligning The Daemon et sa conversion cryptique aux armées obscures dressent la scène final de ce théatre conflictuel. Les tambours (qui résonnent d’une manière étrangement naturelle) de Foreign Object n’y changeront rien. Les derniers coups sont féroces et ne veulent pas laisser de survivants. Il ne doit plus y avoir de témoins de l’Histoire. A Rome, il n’est plus question de faire comme les romains.
Nombreux seront ceux qui critiqueront cet album, pour les même raisons que certains l’aduleront. Monolake a même eu l’intelligence de déplacer le conflit (d’avis celui-ci). Mais rappelons à ceux qui souffriront de mémoire sélective que sa dérive rythmique n’en est pas une. Sur CCTV (Polygon Cities de 2005) ou même Infinite Snow et Far Red issus de Silence, on trouvait déjà les esquisses du chef d’oeuvre d’aujourd’hui. Monolake officie dans une certaine continuité, celle qu’il définie depuis maintenant plus de quinze ans. Ghosts est un album violent et mutant, aussi intemporel que futuriste. Travaillé à l’excès pour satisfaire les plus exigeants esthètes du laptop. Il y a des albums qui donnent comme ça subitement l’envie d’acquérir la platine qu’on a pas.
A l’heure ou Ghosts rejoint un certain Panthéon, Monolake sera visible et entendable le même soir que l’excellent Pimmon en live à Paris (gratuitement) le 31 Mars, dans le cadre des Présences Électronique à l’initiative du GRM. Comment vous convaincre que cette soirée sera probablement celle de l’année ? Ou pas.