Lawrence English, un pape du son dont on parle trop peu. Mentor officieux de Ben Frost et tenancier du label Room 40, il multiplie aussi les travaux où son art du « processing » est salué par toutes les oreilles érudites. Il est aussi très connu pour ses installations, où souvent, sont associés des vidéastes de renom. Son génie réside dans sa faculté à composer très simplement une musique complexe à partir de concepts sans équivoque. Si depuis quelques temps ses sorties n’avaient pas dégagé le même emballement, deux de ses longs formats sont aujourd’hui encore d’absolus indispensables. Kiri No Oto (Touch, 2008), bien sûr, mais aussi The Peregrine (Experimedia, 2011) sont tous deux des monuments, souvent imités mais jamais égalés, à l’image du Black Sea de Fennesz. A l’aide d’un premier extrait tout bonnement hallucinant (The Liquid Casket), Wilderness of Mirrors, inspiré du poème Gerontion de T.S Eliot, est annoncé en grande pompe et fut dès sa sortie couvert d’éloges par tous les webzines mastodonts anglo-saxons. Faisons comme tout le monde, annonçons qu’il revêt des climats sombres et saturés, et qu’il est inspiré par toute la vague du revival shoegaze et des retours (pas tous inspirés) de ses plus exposés pratiquants (My Bloody Valentine, Slowdive, certains citeront également Earth…). Téméraires mais inconscients seront ceux qui reprocheront à l’australien le moindre opportunisme. Wilderness of Mirrors est un monumentale tuerie, qu’on se le dise, 2014 (et même au-delà) ne devrait pas en accoucher de semblables.
Décrire le procédé de réalisation n’a à mon sens que peu d’intérêt, en comparaison des digressions emphasiques dont vous avez désormais l’habitude. Rapide conversion au pragmatisme avant la tempête : Wilderness of Mirrors est cousu de boucles, de couches et de strates en répétition. En calque serait d’ailleurs plus exact, en réflection même. On peut s’aventurer à augurer que la majorité des sources sont sans doutes issues de guitares, traitées avec un ratio assez équilibré entre le matériel analogique et le purement synthétique. Mais là n’est pas l’important. Fidèle à son procédé, Lawrence English est un partisan de l’épure et un artisan d’harmonies improbables. Alléger les procédures sans réduire la charge sismique, créer des harmonies de furieux en surfant sur la saturation et dans des vagues de répétition sans que jamais la redondance ne pointe, tout le génie est là. Et c’est juste bluffant, immersif, sombre certes, mais touché par un romantisme funeste extraordinaire. Loin mais alors très loin de la dictature de l’émotion dirigée, à laquelle nous sommes malheureusement trop habitués.
Wilderness of Mirrors est un album idéal pour assister à l’érosion du monde, attendre de sa fonte qu’elle annule les haltères nâtives. Se frotter au pain de sucre jusqu’à s’en carier la gueule. Trouver ça beau, sans jamais s’en sentir coupable. A la manière d’un William Basinski écoutant ses boucles en désintégration devant la tour nord du World Trade en fusion, la présente musique invite à se poser face à sa propre histoire. A la sauvagerie cruelle des miroirs, et à ces luttes vaines dignes de l’attente au désert des tartares. A ce malaise finalement confortable dans la confrontation au répliquant. Alors on ferme les yeux avec force pour mieux imaginer (et entendre surtout) ces déflagrations célestes, ces myriades de coulées dévorant l’écorce. Ces reflets du monde qui feraient de nous d’uniques spectateurs du désespoir.
Mais il y aussi ce sombre mais translucide voile de traîne, écharpe éternelle à laquelle on pourrait se pendre pour échapper à un nouveau baptême dans de l’eau sale. Another Body, Wrapped in Skin, ce tourbillon en final de Forginving Noir. Ces titres dégagent une sensation d’élévation, du corps et de l’âme, alors que les titres plus « violents » liaient pieds et poings au sol. Lawrence English, un génie du contraste sonore camarade. Et que dire, alors que le monde a rendu gorge après pareilles saignées, de ces signaux merveilleux redéfinissant les moissons du ciel suite au big bang. Ils forment un ballet, une évanescente danse augurant d’une rencontre du troisième type au milieu des régurgitations des cieux. Graceless Hunter, Hapless Gatherer, un final qui prend et accroche au coeur.
Vous l’aurez compris, Wilderness of Mirrors est une époustouflante beauté cousue de tension. En équilibriste des fréquences et des matières, Lawrence English pose ici une des pierres angulaires de sa discographie. Un indispensable à jeter à la face du monde.
And it is not by any concitation
Of the backward devils.
I would meet you upon this honestly.
I that was near your heart was removed therefrom
To lose beauty in terror, terror in inquisition.
I have lost my passion: why should I need to keep it
Since what is kept must be adulterated?
I have lost my sight, smell, hearing, taste and touch:
How should I use it for your closer contact?These with a thousand small deliberations
Protract the profit of their chilled delirium,
Excite the membrane, when the sense has cooled,
With pungent sauces, multiply variety
In a wilderness of mirrors.