Il y a un peu plus de trois ans, sortait le très recommandable Night Within, oeuvre sévèrement teintée de jazz sombre et de parfums industriels. Entre temps, Matthew Waters a quitté le projet, embarquant avec lui la teneur jazz et laissant Daniel Lea aux commandes. Ce qui n’empêcha pas l’orpheline moitié du duo de remettre le couvert, toujours chez Important Records. Le musicien s’est adjoint les services de divers musiciens sérieux (cordes, batterie, percussions et divers instruments plus ou moins exotiques) pour mieux se concentrer quant à lui sur les parties électroniques, le processing et les field recordings. Si on ajoute à cet altruisme et cette ouverture la mention complémentaire de deux ingénieurs de renom présents aussi sur les crédits, on comprend déjà mieux pourquoi Anoxia est une oeuvre géniale, une monumentale tuerie.
J’ai inscrit « Ritual Dark Ambient » dans les tags. Ouais, même moi ça me fait pleurer du sang. J’ai beau être persuadé, et ce même si l’étiquetage compulsif a ses limites, que dès lors qu’un album est doté d’un soupçon percussif, il sort justement du dark ambient. Mais voilà, ça me fait surtout penser à ça, et bien qu’on ne puisse pas définitivement le lier au dit genre, j’aime à penser qu’il l’a méchamment souillé de sa classe, même sans y appartenir.
Parce que j’en peux plus du dark ambient, en fait. Enfin, j’en peux surtout plus des postures cryptiques, soi-disant keupons, venus d’artistes qui il y a encore deux ans inscrivaient « Linkin’ Park for Life » au tipp-ex sur leur éternel Eastpack, et qui aujourd’hui se réfugient derrière le DIY pour justifier de l’usage d’une réverb’ pachydermique, de field recordings captés avec un Iphone 4, tout ça pour t’expliquer au final que le lo-fi c’est la vie. Une bonne fois pour toute, sachez le : La réverb’, c’est le MAL.
Ouais, je m’emporte un peu. Mais tout ça c’est pour souligner ô combien ces gens là suintent la défaite, et ô combien l’album du jour est touché par la grâce et par une intelligence folle. Tout d’abord parce que le gars a su déléguer. Déléguer à des spécialistes plusieurs parties de ce qu’il ferait moins bien, ou ce qui l’empêcherait de se concentrer sur ce qu’il fait de mieux. C’est ça le secret, la délégation. Signalons donc, même si ça n’a rien d’exceptionnel, que c’est le grand Rashad Becker qui a soigné le master (si tu veux que ça sonne lo-fi, tu prends James Plotkin sinon). En même temps le mec s’occupe de la moitié des masters de la scène expérimentale moderne. Fait plus rare et plus remarquable, Daniel Lea a confié le mixage de son disque à Ben Frost. Celui qu’on a perdu depuis son affreux Aurora est un véritable orfèvre pour cet office, et le moins qu’on puisse dire, c’est que son talent en la matière apporte une plus value considérable à l’album du jour, dont je vais ci-après enfin te parler dans le détail.
Anoxia évoque des lieux laissés à l’abandon, envahis par le lierre, recouverts de mousse, de moisissure et d’érosion. Des sanctuaires qu’on pourrait penser dénués de toute vie, mais dont le passé s’est si durablement inscrit dans la pierre qu’il semble y respirer encore. Mieux que ça, il semble s’épanouir dans l’humidité, prêt à fondre sur l’imprudent qui a osé troubler sa jachère, pour l’étouffer dans un souffle et le condamner lui aussi à un silence emmuré.
Ce qui subjugue le plus rapidement, en plus de cette très originale construction/organisation des morceaux, c’est cette ambivalente impression de plongée en apnée alors que le souffle est partout. Rien ou presque ne semble pouvoir entamer la cavalcade de ces batteries et de ces percussions si particulières, encore moins ces cloches apocalyptiques qui semblent transposer en ces lieux tombés en désuétude une ambiance de traque invisible. C’est même fou, comme autant une « musique en noir et blanc » peut jouer aussi habilement avec les couleurs et la lumière, résonner aussi « vivante ».
Chaque strate de son est divinement respectée, grâce encore une fois à un mix et à un master soulignant comme ils le méritent chaque détails de composition et comment chaque arrivée d’instrument s’inscrit dans l’échafaudage (particulièrement le violoncelle et la clarinette). Les titres des morceaux sont suffisamment équivoques pour indiquer les éléments de cet haletant scénario en trois actes distincts.
C’est sans doute la première fois que je n’ai presque pas envie de digresser et de décrire tout ce que m’évoque un disque. Pas par fainéantise ou par manque d’inspiration, loin de là. Juste pour ne pas spoiler l’expérience. Je me contenterai donc de saluer plus particulièrement les titres Neutra et Seconds, et de dire que la fin du disque (les trois derniers morceaux) est juste ce que j’ai entendu de plus impressionnant depuis très très longtemps.
Oeuvre monumentale à écouter de nuit avec la solitude pour seule compagne, Anoxia est un disque risqué pour qui souhaite dompter l’outrage du temps et placer ses souvenirs dans la saumure. A se procurer de toute urgence, même par des moyens légaux.