Ceux et celles qui nous lisent depuis un moment savent que nous n’avons pas attendu la consécration de Yair Elazar Glotman (aka KETEV) pour lui dresser des parterres de louanges. Ainsi, plutôt qu’une énième et soporifique présentation exhaustive, mieux vaut vous renvoyer vers l’interview (et le podcast) qu’il nous avait offert l’année dernière, quelques mois avant que ses Etudes (sur Subtext) à la contrebasse ne soient sanctifiées ici et ailleurs. Bref, après une première sortie chez l’ultra-buzzifié Opal Tapes, une collaboration avec James Ginzburg (moitié d’Emptyset) et l’oeuvre citée plus haut, le résident berlinois revient sur le très intéressant et aujourd’hui très en vogue Where to Now ?, où il avait déjà sorti une K7 nommée Singular Stare, pour sortir son premier LP vinyl sous cet avatar, Traces of Weakness.
Le dossier de presse indique que les méthodes de composition n’ont pas vraiment changé (lire l’interview), que les magnétophones en reel-to-reel, la volonté d’immersion attentive et les maîtres-mots Tension, Destruction et Libération sont toujours placés au dessus de tout, si ce n’est que cette fois-ci, le musicien s’est vu offrir le droit de squatter les studios de l’EMS de Stockholm, et plus particulièrement sa monstrueuse et presque indéplaçable arme de synthèse modulaire Buchla. Avant que je ne me livre à une furtive et très objective analyse du phénomène du « tout modulaire », tu peux voir ici à quoi ressemble la dite bestiole.
Aucun(e) musicien(ne) électronique n’échappe aujourd’hui à cette question alarmante : « Alors, tu t’y mets quand au modulaire ? ». Par on ne sait quel concours de circonstances plus ou moins chaotiques, la construction DIY de son propre rack serait devenue tel un diktat inexplicable : la panacée de la composition. Un phénomène ne déboulant que très rarement sans dérives, celles-ci n’ont pas tardé, jusqu’à submerger le dit phénomène. Ainsi, sur les réseaux suciaux et divers forums plus ou moins spécialisés, chacun se la frotte et se la mesure, exhibant son rack, ses diodes et ses fiches bananes comme s’il s’agissait d’un original de Francis Bacon. Ce serait une bagnole tunée qu’on les accuserait presque d’être de gros beaufs, mais non, les geeks conserveront heureusement leur aura de sympathie inoffensive. Chacun se faisant plaisir comme il l’entend, on dira que là n’est pas le problème. Le cataclysme vient de la majoritairement merdique partie de la musique qui en résulte, tant et tellement qu’une armée de douze sages oeuvre secrètement à la création d’une charte qui obligerait chaque musicien à attendre au moins deux ans avant de gerber son mouchetis issu du modulaire sur soundcloud. Bref, tu l’auras compris, trop nombreux sont ceux qui ont confondu outil monophonique personnalisée et véritable moyen d’expérimentation (sous couvert très souvent de caution semi-improvisée). Même des musiciens sérieux ont sombré, s’amusant énormément avec leur joujou pendant des concerts où l’on se fait presque autant chier que devant un discours d’Akhenation à propos de la nouvelle génération.
Oui, je me suis égaré, moi aussi avec un plaisir non dissimulé, l’artiste aujourd’hui présenté n’étant fort heureusement pas concerné.
Traces of Weakness est un moyen format divisé en quatre longues pistes, conçu comme une ode à l’ambivalence, au doute et au « clair obscur ». A contrario des compositions dénoncées un peu plus haut, il en ressort une impressionnante sensation de maîtrise, comparable même à de la musique « écrite » ne laissant que peu de place au hasard ou à l’aléatoire, où le musicien parvient à inonder l’auditeur sous des textures à priori peu complémentaires tout en créant de l’harmonie. La première piste, Probabilities of a stranger’s eye, déroule sa construction « pulmonaire » de façon presque mantrique, d’où s’échappent des volutes de lumière transperçant les nappes de plomb comme s’il poussait de la luzerne par dessus la rouille. Il y a même plusieurs moments où certaines notes semblent sortir d’une création hybride entre le fender et l’orgue. Ce titre, tout bonnement impressionnant, s’élève pour moi après pléthore d’écoutes comme le complément logique de la quatrième track, Levels of Chaos, celle-ci un peu plus cuivrée au niveau de la synthèse.
La deuxième piste, celle qui donne son nom à l’ensemble de l’oeuvre, autrement plus « ambient », fait la part belle à de très beaux field recordings, à une musicalité et à une dimension mélodique assez rare dans les rangs de ceux qui expérimentent vraiment. Sur ce titre là, KETEV atteint la catharsis là où depuis toujours il souhaite sublimer la libération à l’issue de la tension. L’évanescence du trouble s’envole avec douceur et volupté, comme le poids de l’âme lorsqu’il s’évapore au profit de la quiétude éternelle.
Là où Ketev est vraiment fort et original, c’est qu’il replace à cet instant précis la notion de destruction avec Linger, tunnel techno bien sourd et humide, grignotage progressif de l’espace et de la vie malgré ses bien jolies et pâles nappes oniriques en arrière plan. Voilà qui ne fera pas transpirer les diggers sur les pistes de danse, mais qui artistiquement apparaît tout sauf vain dans un pareil album.
Pour des raisons parfaitement subjectives, Levels of Chaos est le titre qui m’impressionne le plus et me fout à chaque fois par terre. Parcequ’il décrit à merveille ce sinueux et ardu chemin qui mène des bourrasques électriques de la damnation vers la lumière et la rédemption durable. Parce qu’encore une fois, en terme de mélodie, d’écriture et de composition pure, le musicien berlinois étouffe subtilement l’auditeur sous ses strates cousues de mélancolie et de fureur.
Même si très différent du projet conçu en son nom propre, KETEV frappe une nouvelle fois d’un grand coup, sur un label plus que jamais à suivre, et s’élève comme un musicien dont chaque essai assoit encore un peu plus sa crédibilité dans un genre où sévit massivement la chronique médiocrité.
le nom du label plus que jamais à suivre, please ?
Where To Now