Fer de lance exposé d’une scène techno française aussi tentaculaire qu’inconstante, Kangding Ray a réellement rencontré la reconnaissance qu’il méritait après son troisième album, le chef d’oeuvre inaltérable OR, paru en 2011. Depuis toujours lié au label raster-noton, antre d’Alva Noto et de Byetone, il est parvenu à assoir sa profonde originalité de composition aux côtés du minimalisme et de la troublante mécanique de précision, empreintes de cette glorieuse maison. L’architecte de formation transformait l’essai trois ans plus tard, avec un Solens Arc doté d’une force mélodique impressionnante, alliant un fort pouvoir de dévastation dancefloor. Le véritable tour de force de cet opus résidait dans la puissance égale des « rampes de lancement » face aux torpilles solaires, aux deux peak times amorcés qu’étaient Amber Decay et Blank Empire. De façon surprenante, puisque David Letellier était jusqu’ici un producteur qui prenait très largement son temps, Cory Arcane paraît tout juste un peu plus d’un an plus tard, énonçant son concept telle la création d’un personnage imaginaire, sans doute hermaphrodite, en proie à des contradictions et démons intérieurs importants. Un personnage hybride, à l’image de la confusion du monde moderne en somme.
Si le français s’est toujours évertué à ne jamais se situer dans la redite, on retrouve néanmoins ici cette qualité de production implacable où rien ne dépasse, ce son pur dévorant l’espace ainsi que ces textures post-industrielles fondues dans les laves d’une autre galaxie. Le matériel change (l’oreille avertie devinera malgré la maîtrise totale l’utilisation d’un setup allégé), la dimension mélodique aussi, faisant le choix de n’apparaître que de façon furtive et/ou erratique. Le choix des voraces drums carnassières est brillant, tout comme le choix des synthés, qui malgré leurs enveloppes charnelles n’ont pas pour simples volontés de rassurer les puristes de l’analo. Soulignons donc l’excellence de titres tels Brume, Safran (où il rompt avec le 4/4 pur pour quasimment faire entrer l’ancestrale et surannée braindance dans l’ère de la modernité) et When We Were Queens (avec ses volutes de synthés qui se désagrègent en contrepoint de brillants kicks gorgés de sub).
Est-ce tout ? Bien sûr que non. Mais posons ici une question de fond, qui fera encore un peu plus entrer l’exercice de la chronique musicale dans les rangs de le malhonnêteté et de l’escroquerie. Doit on se satisfaire d’un album de cet acabit comme s’il était l’oeuvre d’un rookie de l’année quand on attend autant d’un artiste de l’envergure d’un Kangding Ray ?
Le concept n’est-il pas à la fois le meilleur allié et le meilleur ennemi de ce disque, forcément perfectible, mais peut-être un peu composé dans l’urgence ? Les parties rythmiques servent extrêmement bien le grignotage de cet état d’esprit tortueux, de ce personnage fictif pris en tenaille et ne parvenant pas à distinguer la folie de la réalité augmentée. Malheureusement, des titres pourtant dotés d’un fort potentiel, intervenant à des moments cruciaux du tracklist, résonnent un peu plats (These Are My Rivers, Burning Bridges, Sleepless Roads) et ne nous emmènent pas beaucoup plus loin que les dérives virtualisées d’un monde qu’ils semblent dénoncer, à quelques clicks de corps vides et sourds dans lesquels il est au fond bien triste de se masturber.
Certaines mauvais langues (dont je fais partie, tu l’auras compris) diront même qu’il règne en ce disque un côté nihiliste un peu gratuit, et que certaines trames font penser à d’anciens travaux de Plastikman.
On ne me fera pourtant pas dresser Cory Arcane comme un moyen ou mauvais disque. La malhonnêteté, même chez les plus récalcitrants, a ses limites. Ce cinquième amorce en tous cas une nouvelle étape dans ma relation à la musique de Kangding Ray. Une étape où je me permets de réellement la critiquer, autant sur le fond que sur la forme. Une chose est sûre, j’attends le suivant avec la même ferveur que contenaient mes espérances en celui-ci.