« Nous sommes quelque chose qui se déroule pendant l’entracte d’un spectacle ; il nous arrive parfois, par certaines portes, d’apercevoir ce qui n’est peut-être que le décor. Le monde entier est confus, comme des voix perdues dans la nuit. » (Pessoa)
Egalement membre d’Antony and The Johnsons, la violoncelliste Julia Kent creuse son sillon personnel depuis 2007, année où paraît son premier album solo, Delay. Après Green and Grey sorti en 2011 chez Important Records, son troisième album solo (et certainement son meilleur) brille d’une beauté à en donner le vertige.
Si l’album se nomme Character, c’est bien parce que, selon la canadienne, nous ne sommes, au fond, que les propres personnages de nos vies. Acteurs en transit, masques de chair ou de papier, en changements de décor et changements de scène. Le tout vient coller à la peau, adhérer au corps, s’y fondre dans une pénombre ignorée. Character est une plongée à travers toutes ces pièces qui se jouent et s’enchâssent dans un théâtre personnel, une immersion les yeux grands ouverts dans nos propres mises en abyme.
A l’image de nos vies, le violoncelle se démultiplie. Les cordes se superposent et s’additionnent, elles épousent les formes et les textures des costumes de ceux qui ne savent plus très bien qui ils sont, suivent le corps dans un tourbillon exalté ou l’accompagnent dans la douceur d’un effondrement. Julia Kent sculpte avec maîtrise et précision des morceaux au galbe harmonieux, réserves de puissance domptée et apprivoisée dont l’impact n’en est que plus assourdissant. Elle crible ses morceaux de bouts de ciel et de cris ravalés, de choses qui nous échappent, de ce que l’on voudrait retenir encore un peu.
Les cordes, ici, ne sont pas uniquement frottées. Elles aussi sont des personnages à part entière, troquant la parure de l’une contre celle d’une autre. Leurs textures miroitent, se transforment sous le travail de Julia Kent, devenant percussions, pulsations. A cela s’ajoutent divers field recordings venant enrichir un peu plus encore le travail de la violoncelliste qui a par ailleurs enregistré seule cet album. Tintements, battements, craquement, ou sonorités inquiétantes d’une autoharpe désaccordée viennent creuser les équivoques.
Character est l’album d’une artiste à son sommet et qui laisse envisager le meilleur pour la suite. Certainement l’une des plus belles choses entendue dans cette veine depuis le début d’année.