L’espagnole Silvia Jimenez Alvarez, aka JASSS, était jusqu’alors surtout connue d’une poignée d’initiés pour ses rares dj sets. Elle a également sorti trois formats courts (dotés de qualités discutables) sur Mannequin et Anunnaki Cartel, qui témoignaient eux aussi de son amour inamovible pour le dancefloor et l’EBM originel. Sa prestation au Berlin Atonal de cette année précédait la sortie d’un premier album, Weightless, accomplie il y a deux jours sur le label suédois iDEAL Recordings de Joachim Nordwall (à qui on doit plus tôt cette année la sévère poutrasse Rise de Dave Phillips). Les ambitions de l’espagnole dépassant très largement les limites de la cabine à pousse disques, Weightless a pour principale pression de la hisser au rang d’artiste de studio parfaitement apte à faire du live. Et ainsi la placer durablement sur une scène berlinoise arty et donc mondaine, qui fait et défait les sensations au rythme de ses envies. Autant le dire tout de suite, cet album devrait au moins marquer l’année.
Weightless est maculé d’une intelligence rare. Celle de poser sans vergogne son incapacité à faire un définitif choix d’identité, et de plutôt se placer comme l’album d’une culture riche et d’un parcours hybride. Sonner club sans réellement faire danser, faire cohabiter les sonorités qui ont bercé l’enfance à celle des aspirations actuelles, être cérébrale même dans la légèreté, résonner pop jusque dans la radicalité industrielle. Telle est, non pas le pari, mais la totale réussite de l’artiste espagnole.
Quelle brillante idée de ne brancher les synthés qu’on attend d’elle que six minutes après des itérations rythmiques particulièrement hypnotiques sur le brillant Every Single Fish In The Pond. Que dire du nommé Danza, lettre persane envoyée à Satan ? Du torride et transgénique morphing jazz de Cotton For Lunch ? L’épidermique ascension ambient de Theo Goes Away, dont on ignore même après pléthore d’écoutes si elle est céleste ou souterraine ? D’autres titres, que je n’ai pas cité même si tous aussi qualitatifs, sont les défouloirs à plaisir d’une jeune femme qui a certes beaucoup écouté Skinny Puppy, mais qui sait faire surgir la modernité au dessus des simples instruments de nostalgie.
Comment oublier la « bestialité » de la clôture To Eat With Dirty Hands, qui résonnera au moins aussi longtemps que la phrase qui avait introduit cette divine boucherie :
I wanted to love someone. I had a child because I wanted to love someone more than I love you.
J’avais déjà fait de comparables évocations pour parler d’un album de la française Bérangère Maximin, avec qui JASSS nourrit d’ailleurs de certaines accointances sonores et une plus que probable complémentarité. L’espagnole ne fait pas dans le vil et simple travail de sampling, et dans ses procédures d’explorations me rappelle les prémices des sorciers de studios jamaïcains qui avaient su transposer leur folie à leur son. On ne considère jamais assez Lee Perry comme un des pères fondateurs de l’expérimentation…
Weightless est un des must-have de cette année. Un disque dense, varié et foutrement intelligent, à destination d’un auditoire qui l’est tout autant. L’album est en écoute intégrale sur des sites concurrents. Je doute que le lien youtube que je glisse ci-dessous ne survive très longtemps. iDEAL Recordings vend des fichiers 24bit et des éditions vinyles irréprochables à bas prix (16 euros pour une double galette de wax…). A titre personnel, cette tuerie tourne à plein temps.