Hecq, Ben Lukas Boysen. On ne peut pas dire qu’on soit très nombreux en France à brandir ces deux noms (pour une seule entité) comme des étendards de haute qualité. Et pourtant, depuis plus de dix ans, le musicien allemand a fait des musiques électroniques son terrain de jeu et a transformé presque chacun de ses disques en véritable tour de force. Breakbeat, IDM, post-indus, ambient, compositions classiques modernes et même dubstep, rien ne semble pouvoir limiter ses champs de compétence. Il a même composé des musiques de films que personne n’a vu. C’est dire à quel point Hecq peut-être élevé en symbole de ce concept (qui ne veut plus rien dire) qu’est l’underground. Parce qu’il avait plus que le talent nécessaire pour élargir son auditoire hors des rangs du dit concept. Mais peut-être n’avait-il pas envie de se faire chier. Peut-être qu’il considère ses revenus de designer comme suffisants, et qu’il fait de la musique uniquement pour le plaisir et auprès de labels amis (Hymen, Ad Noiseam). Peut-être que c’est juste un mec bien, responsable mais satisfait de continuer à officier dans une relative confidentialité. Tout ça pour dire que le disque aujourd’hui présenté mériterait encore parterre de louanges et véritable reconnaissance. Notre tour d’ivoire française d’aigris étant un plus chaque jour épiée par Pitchfork et ses suiveurs, considérons sans mal que tous les espoirs sont permis.
C’est en août 2013 que Ben Lukas Boysen rencontre Fernando Cucchietti, un type qui bosse au Centre National de Supercomputing à Barcelone. Le gars cherche un musicien pour réaliser un documentaire à propos du, et en utilisant, Mare Nostrum, 9ème ordinateur le plus puissant du monde. Dans une chapelle, protégée par d’impressionnantes vitres nettoyées chaque jour par des étudiants informaticiens binoclards et acnéiques, la bestiole est là. 10240 processeurs, 20 To de RAM, 280 To de disque de stockage, elle tourne sous une Linux SUSE et peut calculer jusqu’à 94 téraflops. Je suis sûr que tu es comme moi, lecteur, content de connaître tous ces détails compréhensibles uniquement par la crème de la geekerie. Bref, y aura pas de documentaire mais un album en quatre actes, uniquement composé avec la dite bestiole. C’est plutôt rassurant de savoir qu’on peut aussi faire de la musique avec ce genre de bécanes, plutôt que de surveiller les moindres faits et gestes de la plèbe pour la protéger du terrorisme.
J’en vois déjà qui ricanent. En disant « tout ça pour ça », « d’autres auraient fait mieux » ou « il arrive quand le drop ? ». Laissons là ces pseudos esthètes des profondeurs se gargariser dans leur vaine et pâle surface de gargarismes lo-fi.
Dépourvu du moindre beat (à proprement parler) mais déballant pourtant une puissance sonore à la hauteur des attentes, Mare Nostrum est une ôde au son pur. A celui de l’ordinateur, qui déchaîne des douches de textures épidermiques et autant de sourdes tempêtes d’électricité faussement statique. Relativement froid et inhumain lors des premières écoutes, c’est sur la durée que cet album révèle toute son apologie romantique et organique de la désolation. Certaines vagues pourraient même être pourtant qualifiées d’oniriques, heureusement dépourvues de tous les aspects « new-age » qu’on attache habituellement au terme.
La narration inconsciente de Mare Nostrum évoque pour moi la mise en jachère d’un abîme mondial après un big-bang programmé (I). Vient ensuite l’émergence d’organismes bioniques forcément modifiés, et leur utopique volonté d’instaurer une paix durable (II). C’était probablement sans compter sur les mortifères desseins de puissances supérieures, et de leurs nuées et bourrasques promptes à démembrer et à anéantir le moindre vestige de toute âme qui vive comme une vulgaire verrue plantaire (III). Le quatrième acte plante alors le retour de cette sensation de béatitude, de celle qu’on ne rencontre que dans le confort du vide absolu, suite à la chute d’un système totalitaire qui prône le « plein » permanent. Ce grand Tout se délite et se désagrége alors irrémédiablement jusqu’à la catharsis synthétique finale. Notre mère a disparu dans le ventre de Mare Nostrum, le reste n’est plus que résidu de fausse couche.
Disque d’ambient comparable à un film apocalyptique muet de 80 minutes où on se raccroche au moindre détail, au moindre larsen ou sursaut de gravité pour ne pas rompre le magnétisme, Mare Nostrum est probablement l’album qui devrait faire passer Hecq à un niveau supérieur. Au rang des Tim Hecker, Ben Frost ou Lawrence English, de ceux à qui on confierait bien des supercomputers pour voir ce qu’ils en sortent. Hecq n’a pas fait que dompter la bestiole. Il l’a épousé et a fusionné avec elle. Joyeuses noces de bruit Monsieur Boysen.
Hautement recommandé, il ne devrait pas y avoir beaucoup de telles chouquettes sonores cette année.