Trois ans après son très très bon Bongo Closet (dont les parties 2 et 6 sont pour moi absolument admirables), Geoff Mullen, guitariste et expérimentateur basé en Nouvelle Angleterre, revient à la maison Type (propriété partagée entre Xela et Stefan Lewandowski) pour livrer le fruit de ses nouvelles recherches. Il avait entre temps réalisé certains travaux sur des labels plus obscurs, majoritairement sur cassette (et ouais, lui aussi). Il fait partie de ces musiciens qui prennent des risques, qui ne se satisfont jamais de leurs acquis et qui ne supportent pas de livrer deux fois la même copie. Quitte à faire une embardée dans un nouveau décor qui se révèlera incompris par la majorité.
Certains disent que les plus belles heures du label Type sont derrière lui. On ne saurait complètement leur donner tort, si on accepte de constater que les deux dernières années de sorties n’ont pas été les plus inspirées, et aussi que les anciennes figures de proue du label (Svarte Greiner, Keith Kenniff, Grouper, Richard Skelton, Yellow Swans, Sylvain Chauveau, Thomas Köner, Machinefabriek…) sont allées faire un tour ailleurs en laissant derrière eux une génération de suiveurs qui n’ont jamais réellement transformé l’essai. J’ai pour ma part appris que Type était toujours vivant l’année dernière, avec la plus que bienvenue ré-edition du Biokinetics de Porter Ricks (Thomas Köner et Andy Mellwig). 2013 commence néanmoins sous les meilleurs hospices puisque ce Filtered Water, en plus d’être littéralement passionnant et hypnotique, est probablement une des meilleures oeuvres abstraites de son auteur.
Pour ce fameux tour de force, Geoff Mullen a emprunté deux chemins principaux des plus « casse-gueule » : le feedback très poussé et le field recording. Il s’est rendu dans la Hudson Valley non loin de chez lui, avec sa gratte, son ampli et un seul micro (pas des moindre à mon avis). Il sait comme tout zicos qui se respecte qu’un enregistrement improvisé en mono se révèlera toujours plus « musical » qu’une captation approximative et moyennement préparée en stereo. La nature est là, ses réverbérations naturelles et le tumulte à proximité à disposition. Il ne sait pas forcément ce qu’il va faire mais est suffisamment bon musicien pour se réclamer d’une certaine « maîtrise de l’aléatoire ». Le double sens n’est pas employé pour rien. L’écoute pure révèlera à n’en pas douter des explications plus pragmatiques, même si ce terme est à bannir pour ce qui est de ce genre de musique.
Le field recording est depuis quelques temps employé à toutes les sauces, avec des succès divers et variés (ironie, nuance, tout ça…). Tant et tellement qu’on voudrait en trouver à peu près partout, sous prétexte qu’un amateur parvient à sampler plus ou moins bien le goutte à goutte de sa baignoire. Le field recording est certes une appellation un peu bâtarde qui ne veut pas dire grand chose. Ce terme, technique ou genre, est surtout un domaine réservé à ceux qui possèdent de gros moyens (logistiques et financiers) et de solides bases en ingénierie sonore. On cite bien volontiers Chris Watson en exemple, lui qui ne loupe jamais une occasion de dépeindre le procédé comme un des trucs les plus rébarbatifs qui soit, sans même parler des heures (des jours ?) de reconnaissance ou de traque des objectifs. Fermons la parenthèse en précisant que Geoff Mullen est une grosse pointure et connait très bien la zone exploitée.
Le feedback, tout comme le larsen, consiste à jouer avec la disto et les tones d’une guitare au plus prés de l’ampli. Francisons donc un peu en appelant ça de la rétro-action, un jeu autour du traitement du signal entre l’entrée et la sortie. Pour rendre tout ça harmonieux, musical et loin de toute la branlette potentielle, il faut être un peu plus qu’un fan d’Hendrix. Tout ça énoncé encore une fois, pour préciser que l’homme du jour sait ce qu’il fait. Et que ce qu’il en sort surbute des castors.
Le LP est en deux parties, d’un peu plus de vingt minutes chacune. La première met sans doute un peu plus de temps à installer le climat immersif. Je dis ça surtout pour ceux qui croirait être face à une musique extrême ou trop éprouvante. Je leur répondrais que les fréquences qui suivent ne sont pas dérangeantes, juste épidermiques.
Je ne sais pas trop où ce jeune homme a posé son mic, je vais donc peut-être dire une connerie en disant qu’il l’a fait non loin de la flotte. On est instantanément saisi par le niveau de réverbération. Le contraste est tel entre la luxuriance, le gazouillis propre au lieu et l’echo sec et strident donné aux fréquences qu’on peut légitimement avoir l’impression de faire de la spéléo à ciel ouvert. Ne serait-ce que pour ça, l’acquisition est justifiée, mais ne nous arrêtons pas là. Le plus impressionnant est sans doute, outre le niveau intense de spatialisation, qu’on pourrait penser que s’entame alors un dialogue entre l’eau et la pierre. La première semble tant pénétrer la seconde qu’elle la fait éclater.
Au second plan le monde continue de tourner, un train passe sans même se soucier de ce qui se trame plus bas. Mullen tourne probablement autour du micro pour former son tourbillon sonore. Ce type est définitivement un funambule. L’enregistrement est si parfait qu’on sent presque le moindre de ses mouvements. Il livre un théâtre de pas perdu avant l’issue, préserve ses signaux de l’erreur avec la précision d’un aiguilleur. Le lieu semble respirer. Le train passe encore une fois. Peut-être même un véhicule chargée en boomers sur-amplifiés et en kicks de Detroit. L’artiste cesse alors d’absorber et décide de débrancher.
La deuxième partie est autrement plus mélodique, puisque le résultat distordu et le jeu pur cohabitent dans un ballet de textures. Cette fois si peut-être moins cristallines, mais toujours fragiles comme des ombrelles, toujours inscrites dans une subtile et délicieuse déformation du réel. Les miroirs seraient donc bien des glaces qui ne fondent pas. Ce qui fond, c’est ce qui s’y mire (wesh Morand). Les rafales font presque le bruit d’une harpe à l’agonie. Autour de la gratte, tout devient plus granuleux, voire friable. L’équilibre dans un grain de sable. Une fois encore, débrancher c’est démembrer.
Expérience sonore magnifique qui prendra à mon avis tout son sens sur une installation de qualité, Filtered Water est disponible en vinyle et en digital sur les plateformes habituelles. Britanniques pour l’instant, puisque si j’ai bien compris la France devra attendre le mois de mai pour être livrée. Pire que recommandé. La pré-écoute c’est par là (même si fuck le mp3) :