Je pense à ce que je suis, là où je ne pense pas penser. (Jacques Lacan)
Fennesz. Christian de son prénom. Guitariste de formation (il a sévi au sein d’un groupe qui n’a pas réellement marqué le début des 90’s), l’autrichien est un symbole indéboulonnable de l’ambient et de la musique dite expérimentale. Si Endless Summer (2001) et l’inégalable Black Sea (2008) sont ses oeuvres qu’on cite le plus fréquemment comme les plus essentielles, l’injustement sous-estimé Venice (2004) (si on esquive le titre où la voix de David Sylvian dérange plus qu’autre chose) mérite lui aussi son concert de louanges. Ajoutons à celà des collaborations avec des membres de la crème de l’expérimentation et des musiques actuelles (Ryuichi Sakamoto, Sparklehorse, Mika Vainio, Oren Ambarchi, Peter Rehberg, Jim O’Rourke, Biosphere, Philip Jeck…), et vous avez là un panorama assez complet de l’influence et de l’empreinte posées par l’autrichien sur la sphère expérimentale ces quinze dernières années.
Plutôt que d’empiler les références comme un sagouin, il convient de préciser que la marque de fabrique de Fennesz se situe dans sa capacité à mêler des mélodies, simples mais imparables, à de multiples couches de traitement électrique et/ou digital (processing). Orfèvre des contrastes (la pureté, naturelle ou non, cohabite très souvent avec des textures noisy autrement plus incisives), la guitare (et ses signaux) est pourtant l’élément central de son travail. Six ans plus tard, ceux qui le (re)découvrent peinent encore à accepter que Black Sea soit un album entièrement composé à la gratte. Bref, depuis quelques années (trois ou quatre), le travail (en solo ou pas) de Fennesz ne suscite plus autant d’intérêt et de superlatifs. Bécs est publié sur les Editions Mego de Peter Rehberg, et est annoncé treize ans plus tard comme la suite d’ Endless Summer (que beaucoup considèrent comme un chef d’oeuvre d’expérimentations relevant de la pop, influencé – mais bien plus poussé – par les premier travaux du duo Air).
Plutôt que de parler de suite à Endless Summer, il serait à mon sens plus inspiré de dresser Bécs comme une synthèse des oeuvres passées, contenant il faut bien le reconnaître certaines filiations avec l’album pré-cité. Approximatives, mais donc possibles. C’est aussi peut-être ce qui va désappointer ceux qui attendaient beaucoup de ce disque, ça et le fait que l’autrichien se repose quand même un peu sur des acquis certes géniaux, mais qu’il a déjà déployé maintes fois par le passé. Point de révolution de composition ou de procédure ici, Bécs est bel et bien un album de Fennesz pur sucre
Il est toujours difficile de se détacher de ce qu’on espère d’un disque, à fortiori venant d’un géant et après pareille émulation à l’annonce de la sortie. Qu’on ne s’étonne donc pas des futures déceptions ou critiques, venant d’un public toujours plus exigeant et prompt à descendre ceux qui autrefois les ont fait rêver. Les premières écoutes m’avaient presque convaincu de rejoindre la meute des aigris circonspects. Et puis j’ai persévéré, sans le moindre regrets, puisque j’y trouve à chaque fois quelque chose de plus réjouissant en fonction du contexte des écoutes.
Static Kings ouvre le disque. Surprenant d’y trouver la batterie et la basse de deux compères déjà croisés à l’époque de Till The Old World’s Blown Up And A New One Is Created . Les deux éléments sont gonflés d’effets étranges, presque bioniques pour ce qui est de la basse. Les harmonies sont chatoyantes, presque bancales, mais tant de luxuriance dans pareille composition ne peut que convaincre. La gratte apparaît, furtivement, puis tout se dilue dans un ballet sonore célébrant une errance où il fait bon se perdre. Ceci est un probable hommage au regretté Mark Linkous, avec qui Fennesz avait collaboré en 2009. Il rejoint donc la galerie des dédicaces inspirées, aux côtés du sublime requiem (en deux parties) composé par A Winged Victory for the Sullen il y a deux ans.
Puis vient The Liar, ses griffures boursoufflées, son ambiance morcelée. C’était le titre choisi pour annoncer la sortie de l’album. Sorti du bloc, il laissait au départ assez dubitatif. Sa subtile distorsion, même si ça n’en fait pas un titre à se taper le cul sur la banquise, le pose avec le temps comme tout à fait valable.
Déboule alors Liminality, celui vers lequel on revient inlassablement. Parce que « tout Fennesz » y est contenu. Peut-être. Mais surtout parce qu’il est celui qui révèle tout le sens de cet album aussi abstrait que singulier. Celui qui explique sans doute pourquoi le tracklisting peut apparaître si farfelu, voire parfois même incohérent. C’est bien la pièce centrale, le climax d’un rêve apaisant mais aussi empli de doutes, où la pensée quasi végétative sursaute au gré des aspérités volontaires. Un rêve qui peut renvoyer l’auditeur à sa condition de chien jaune, de singe perdu dans l’espace et dépendant à l’éther. Comme une canicule en plein hiver, ou un été endolori par ces souvenirs où l’on jetait les gondoles à l’amer. On peut y voir les ombres chancelantes de circassiens, orphelins des anciennes villes de lumière. Liminality, putain, ce titre où l’on plante son regard droit dans la chimère. Pour enfin s’en remettre à Dieu puisque les non dupes errent.
Ce qui est venu au préalable et ce qui s’en suit ne peut qu’être des visages et autre ment. Alors, là, tu te lèves, tu retournes le vinyle et tu te te confrontes à cette réalité où l’on se cogne. Force et mens.
Les radiations bienfaisantes et éthérées de Pallas Athene, le canevas mélodique résolument pop de Bécs planqué sous la disto, les ambigüités analogiques du superbe Sav. Autant d’éléments qui confirment que l’autrichien a su dérouler son inconscient comme un langage. Le dernier titre se nomme Paroles. Juste un peu trop pour n’être qu’un hasard, dans un album où tout ce qui se déforme n’altère en rien la vérité du miroir.
Il est encore un peu tôt pour juger de comment Bécs va s’installer dans la discographie de l’autrichien. Le temps devrait le confirmer bien au dessus du rang des anecdotes. Alors lecteur, n’écoute que toi, ne tiens pas compte de ceux qui soufflent le chaud et sèment l’effroi. Le temps fera peut-être son office, ainsi, d’ici quelques mois, qui sait comme on envisagera la catharsis. .