Je ne sais pas qui est cet Emanuele de Raymondi, si ce n’est qu’il semble d’origine italienne, qu’il a étudié la musique à Boston et à LA, et que son album m’a été envoyé par un des mes distributeurs préférés sans même que je le demande. Je ne sais rien non plus du label qui l’accueille : ZerOKilled Music. Je vais donc, pour une fois, tenter de ne pas parler pour ne rien dire. L’album d’aujourd’hui est son premier long format, mais il peut aussi porter à son crédit la B.O du film Waves (de Corrado Sassi) dont on parle beaucoup en ce moment. Ecoutez plutôt, c’est suffisamment évocateur pour ne pas plus en dire. On ne peut par contre plus s’étonner, que des manifestations telles que la Biennale de Venise, ou les New Music Days d’Istanbul aient pu le programmer.
La mixture de l’artiste sonore du jour n’aurait pas vu le jour sans les sources improvisées d’un clarinettiste turc génial : Ogus Buyukberber. Le type maîtrise son instrument à merveille, que ce soit la version alto ou la basse, et livre des compositions aux frontières de la musique classique, du jazz et de la tradition turque. Inutile de préciser aux fans de la première heure de Christian Morin qu’ils feraient mieux de passer leur chemin. Il est ici question de génie, anarchique mais maîtrisé, disons donc contemporain. On s’extasiera comme il se doit plus tard, après s’être pris en pleine gueule ce que ce zouave de Emanuele de Raymondi fait de ces sources. Dans une pièce hermétique, pour rendre hommage à la réverbération naturelle et modifier les voies de la percéption, l’artiste et son laptop redéfinissent les notions de distance comme autant de champs du possible. Et c’est juste un truc de fou.
Dix séquences majoritairement courtes (à l’exception de la première) pour un peu moins de quarante minutes de jouissance pure. Les softwares utilisés ne sont pas mentionnés, et c’est mieux comme ça. Chacun sera libre de spéculer, mais surtout de complexer. Selon les conventions établies, il faut catégoriser ce genre de trucs comme « minimaliste ». Putain, quelle hérésie. Comment ce mec a pu une minute penser à s’adjoindre les services d’une clarinette pour parfaire telle copie ? Si seulement était étalé là son seul génie.
La rythmique semble en dérapage constant, surfe sur les équilibres et le bruit blanc, comme une ballerine sûre d’elle le ferait au bord d’un précipice béant. Les éléments virvoltent, copulent avec le vide comme s’il n’était qu’une énième illusion de la matrice. Et soudain tout s’emballe, comme une mécanique irréversible et implacable. On dodeline de la tête comme un clubber absorbé pour ne pas perdre le fil, se raccrocher à la moindre page volante pour tout comprendre du livre. C’est juste foutu. Le cut final de la séquence 3 laisse grogui, séduit, admiratif. Puis tout repart, comme dans un maillon industriel faillible car en roue libre. Des signaux d’alerte élargis semblent vouloir lancer les contre mesures. Il est déjà trop tard. La clarinette s’est fondue dans les masses, les interstices silencieuses sont probablement ce qui se révèle comme le plus assourdissant. La séquence 5 inonde de matières surtexturées ce qui angoissait tant, avec tout ce qu’il faut de micro-bleeps pour malgré tout ne pas tenir en place. La clarinette revient, dans un rôle plus sériel, lardées d’étranges gargarismes tout d’abord, puis de clavinets virtuels et bipolaires ensuite, avant que tout ne se mêle à nouveau. Ce n’est plus un disque, c’est une course à travers les sentiers de la préhension et de l’espace. A peine le temps de reprendre haleine que le tableau mue encore, tisse une nouvelle peau rassurante et pleine de vagues pour couvrir les plaies. La séquence 7 est sans aucun doute la plus jazzy, celle où la clarinette souffle sur un tapis blanc comme on aimerait raviver des braises endolories. Véritable trêve, très vite éclipsée par des vagues voilées, un échantillonnage savant et une pluie de grêlons sourds et intrépides. Et une thématique jazz libre revient, encore, pragmatique et indolore. Le dixième titre m’a trop laissé sur le cul pour que je puisse pointer autre chose qu’une aube nouvelle sur cette mer sérielle, de bruit blanc, de verres, de strilles, de cercles et de sang. Le ciel s’est éffacé au bénéfice des astres. La réalité ne m’est jamais apparue aussi fragmentée.
Techno, expérimental, jazz, ambient, rien n’est usurpé. Tout ne serait pas suffisant. Pas pris une claque comme ça depuis le OR de Kangding Ray, c’est dire. Il ne reste plus qu’à souhaiter que Emanuele de Raymondi ne soit pas trop vite récupéré par les « intellectualistes » des sphères contemporaines. On lui souhaite la plus grande des expositions, pour y concevoir encore d’autres installations. De préférence ailleurs que chez raster-noton.