Les choses sont allées très vite pour celui qui, malgré sa dizaine d’années d’activité et ses collaborations avec des gens aussi recommandables qu’Oren Ambarchi ou Keith Fullerton Whitman, n’était qu’un illustre inconnu il y a à peine quatre ans (hors des installations avant-gardistes newyorkaises). Quelques videos publiées sur internet et son excellent Last Signs Of Speed (ici) sous le bras, Eli Keszler fait désormais partie des musiciens que les pontes de l’industrie s’arrachent. Laurel Halo et Oneohtrix Point Never, pour ne citer qu’eux, en attendant que la providence ne révèle l’évidente complémentarité qui l’unit à un Andrea Belfi malheureusement beaucoup moins buzzifié. C’est sur la très souvent plus que pertinente maison française Shelter Press que l’américain a décidé de poser sa deuxième livraison, qui osons le dire, n’est rien d’autre qu’une des galettes les plus indispensables de cette année.
Je n’ai pas la prétention d’apprendre quoi que ce soit d’exceptionnel en exposant que les softwares ont été inventés pour compenser les limites techniques humaines. Bien des musiciens modernes pour qui le jazz a compté y ont eu recours. Peut-on imaginer un instant ce qu’aurait pu être l’oeuvre de Squarepusher sans ses batteries digitales malgré ses immenses talents de bassiste ? Amon Tobin sans son recours au sample ? Jan Jelinek et son Loop Finding Jazz sans les clicks et le glitch ?
Et bien à l’écoute de ce Stadium, bien des certitudes peuvent être remises en questions. Car si l’américain utilise lui aussi la technologie, c’est bien sa main qui est responsable d’un pareil rendu. Comme si pour une fois, c’est l’électronique qui pourrait bien devoir quelque chose à l’humain. Un humain dont le poignet pourrait venir d’un autre monde et être émancipé de toute loi osseuse et musculaire. Quel que soit l’élément qu’il greffe à sa batterie, il semble que tout matériel « percussif » ne soit qu’un prolongement de son membre.
Malgré toute l’admiration et le respect que je voue à son disque précédent, Last Signs Of Speed était surtout une impressionnante carte de visite démonstrative, qui manquait un peu de force et de cohérence conceptuelle pour en faire un réel chef d’oeuvre. En quittant le Brooklyn de plein pieds pour les grattes ciel de Manhattan, Eli Keszler dit lui même avoir pris de la hauteur. Et ceci au sens propre comme au figuré, tant Stadium pourrait l’emmener vers d’autres cieux.
Car si sa maîtrise technique ne semble pas connaître de limites, il parvient à transformer tout matériel qui lui tombe sous la main (notes cuivrées, cordes, cloches, fender…) comme un élément de percussion sans rien céder sur leur dimension mélodique intrinsèque. Comme un funambule architecte malicieux et sûr de lui, qui jonglerait au dessus du chaos entre deux attiques. Comme quelqu’un qui a su digérer l’académisme du hard bop et la révolution électrique. Comme un visionnaire contemporain utilisant son environnement urbain comme un objet musical hybride en soi, où il tisse à volonté des toiles plus complexes les unes que les autres tout en les faisant sonner étrangement accessibles.
Entre sa formation jazz qu’on imagine très scolaire, Eli Keszler a su faire cumuler ses skills de base à celles d’un percussionniste illuminé qu’on croise parfois dans les artères des grandes villes. Et cette hybridation, qui doit autant au jazz de papa qu’aux expérimentations ludiques intelligentes ou au tumulte urbain, a quelque chose de résolument sidérant. Si il n’y a absolument rien à jeter dans ce disque, pas même ce subtil recours à l’atonalisme puisqu’il n’est jamais vain, j’avoue que l’écoute des titres We Live In Pathetic Temporal Urgency, Flying Floor For U.S. Airways, Fashion Of Echo ou (le subime) Bell Underpinnings (de fermeture) m’oblige à retenir ma salive pour ne pas m’inonder la barbe comme un trépané qui pense avoir vu dieu.
Je me plains suffisamment souvent du fait que la musique n’invente plus rien. Je me réjouis donc sans la moindre réserve que l’art de l’architecte drummer ne résonne comme rien de connu. Entre les immeubles et le soleil, Eli Keszler érige des ponts menant à de nouveaux jardins suspendus.
Excellente chronique. Je découvre, grâce à vous, cet artiste ; et, depuis, je ne cesse d’écouter l’album. Un grand merci.
Oui, comme dis précédemment, quel excellent papier. J’ai adoré ce disque que j’écoute souvent depuis sa récente découverte, tout comme celle de son créateur.
De plus, la pochette est superbe.
Bravo pour votre très bon site.
Bonnes fêtes de fin d’année !!!
Aurevoir
Wow, une très belle chronique, bravo ! Je partage votre ressenti pour cet album.