Parce que Terre Thaemlitz est le producteur house blanc le plus talentueux de ces 20 dernières années, parce que ses créations dépassent le cadre étroit de la musique, parce que s’écouter un disque de cet esthète revient à stopper le temps, il était inconcevable de passer à côté de cette sortie mineur sur le papier mais majeur par son impact.
Recevoir deux disques du new-yorkais la même année est un cadeau du ciel. Ainsi, en début d’année, c’est aussi sous l’entité de DJ Sprinkles que notre homme/femme (rappelons rapidement que Terre Thaemlitz ne se revendique d’aucun sexe, qu’il est un activiste de la scène queer, qu’il a fui l’establishment new-yorkais pour la débridée mégapole tokyoïte et qu’il est autant producteur/DJ qu’écrivain/théoricien des marges) a sorti le remarquable mix house Where The Dancefloors Stand Still.
Queerifications & Ruins est une collections de remixes rares produits entre 2010 et 2013. Quand on connait la propension de DJ Sprinkles à s’approprier les titres des autres, on peut quasiment faire de cette double compilation un album à part entière. On y retrouve ainsi cette façon si personnelle de retranscrire l’esprit house new-yorkais des origines avec des basses rondes mais jamais imposantes, des sonorités fagjazz permanentes (le but étant de retravailler la rythmique via des lignes jazz prononcées) et des voix directement issues d’une backroom moite, le tout pour des morceaux dépassant toujours les 10 minutes.
On n’écoute pas DJ Sprinkles comme le premier disque de house qui vous tombe entre les mains. Non, il faut ici se laisser aller à la lancinance et la douceur, la contemplation et l’excitation. L’américain se fout totalement des tendances en optant inlassablement pour sa vision de la house music : un objet théorique purement corporel, dépassant tous les clivages existants. Et comme avec lui, plus c’est long, plus c’est bon, on est ainsi parti pour 160 minutes de deep-house hors du temps.
Les deux morceaux d’ouverture sont d’une beauté à se damner. En ouvrant ce double album par 3 minutes d’une house off-beat en suspension, on saisit que le voyage sera propice à la contemplation la plus sensitive. DJ Sprinkles vide le dancefloor de sa substance et laisse le Lost Area de June occuper pleinement l’espace. La deuxième version du morceau sonne comme du pur DJ Sprinkles avec rythmique fagjazz et respiration sexuelle débordante. Il suffit alors d’une note de piano pour sublimer un orgasme déjà trop moite. En 13 minutes, tout est acté et la boucle bouclée. Le disque pourrait s’achever ici avec la conviction qu’une fois le sublime atteint, il est inutile d’aller plus loin. Mais non, il reste encore plus de 2 heures de beauté cathartique à partager.
Gardons alors principalement en mémoire l’esthétique cool (à comprendre comme un hommage à Miles Davis) et langoureux d’Arktika de Corbie, dont la rythmique faussement tribale, mais hautement répétitive, nous amène lentement vers la nuit. Il en est de même pour l’ambient-house du Seashore de Oh, Yoko, dont le break vocal est un sommet de sensibilité, une parenthèse qui vous arrache les larmes des yeux.
Et que dire des remix du Letter Of Intent des Ducktails et du Low Point On High Ground d’Adultnapper (aka Francis Harris, auteur de Leland, pépite deep-house de 2012) ? Il transforme la twee-pop mélancolique des premiers en une deep-house minimaliste et revisite la house sexuelle du second avec la plus grande retenue. Car tout le travail de DJ Sprinkles tient dans ces deux remixes : finesse et préciosité. On pourrait aussi citer pêle-mêle le fagjazz ambient et circulaire du Motorik Life du boss de Skylax, Hardrock Striker, la synthèse de tout l’univers Thaemlitz dans le plaisir épicurien de A Little Beat de Jorge C., le…. et merde, en fait, rien n’est à jeter dans ces 14 titres.
Deux disques en 2013 et deux chefs-d’œuvre. Rien que ça ! Je vous mets au défi de trouver un producteur deep-house aussi talentueux, intelligent, esthète et respectueux que Terre Thaemlitz. Non, en fait, ne cherchez même pas, vous allez perdre votre temps, vous ne trouverez pas. Même si ce Queerifications & Ruins ne remplacera jamais un nouvel album de DJ Sprinkles, il vient à point nommé pour la période estivale car je peux vous garantir que vous allez en passer des soirées moites avec ce disque comme partenaire.