Trois ans après le sublime Birds Requiem qu’il avait dédié à sa mère décédée, l’oudiste et chanteur tunisien Dhafer Youssef est de retour avec Diwan of Beauty and Odd, un album composé en Inde et enregistré au légendaire studio SearSound de New-York en compagnie de son batteur fidèle Mark Giuliana, le trompettiste Ambrose Akinmusire, le pianiste Aaron Parks et le contrebassiste Ben Williams.
Si les informations ne sont pas encore confirmées et tout à fait claires, il semblerait que cet album soit dédié au « contexte » syrien. En arabe, Diwan peut se traduire littéralement par divan, mais il est commun dans le monde musulman de nommer ainsi des cercles d’initiés musicaux, poétiques et littéraires. Proche des réflexions soufies, il y a fort à parier que le tunisien a envisagé cet album comme un recueil de rhapsodies et de lamentis, lui qui, à l’aide de son incroyable sourire communicatif, est capable de transmettre l’espoir et l’allégresse même dans les situations les plus tragiques. Pour le plaisir et rien d’autre, voici ce qui peut faire office de rappel :
L’album s’ouvre par le sublime Fly Shadow Fly, où la voix exceptionnelle et la technique de chant nasal de Youssef sont accompagnées par un joli piano, avant que dans un dernier cri, la section rythmique et l’oud s’emballent en fin de plage.
Si Dhafer Youssef est un oudiste plus que talentueux, son supplément de force vient à mon sens de sa voix unique, capable de franchir trois octaves sans sourciller et de « tutoyer Dieu », à l’instar d’un autre maître soufi connu comme le prince pakistanais du qawali : Nusrat Fatah Ali Kahn.
Dans un titre comme Fly shadow Fly, et dans bien d’autres avant lui, il abolit les frontières et semble même capable de faire bouger les lieux symboliques et les peuples à sa guise, là où son imagination le porte. Je me souviens alors des artères qui jouxtent la mosquée de Kheirouan, le muezzin invite à la piété et je vois alors ces gamins qui foutent des piments dans le cul des ânes. Suis-je de retour en Tunisie ou dans cette mégalopole de New-York que je ne visiterai jamais ? La question est posée. Tout comme elle l’était lors de Birds Requiem, où tous les dangers de la frontière lybienne et les dunes de Ksar Guilane semblaient illuminer jusqu’aux interminables nuits de Scandinavie. Je digresse. je m’égare. Mais c’est là que la musique de Youssef réussit son pari.
Les sentiments seront identiques durant of Beauty and Odd, où l’on rencontre des rythmiques sautillantes et voyageuses, venues peut-être des Balkans, d’Andalousie et de partout là où il y a des caravanes. Je suis proche de l’orgasme auditif quand le timbre du tunisien se cale sans mal sur la trompette du très talentueux Ambrose Akinmusire (qui a probablement beaucoup écouté Tutu de Miles Davis).
Et puis plus rien, ou pas grand chose, jusqu’à la troisième partie Al-Akhtal Rhapsody, où la bride et la jam sont enfin libérées pleinement. Je me demande alors pourquoi le piano est injustement réduit à un second rôle d’enlumineur, pourquoi la trompette n’apparaît que sur deux titres, et pourquoi tout ceci résonne si carré et si focalisé sur la technique. Tout est implacable et maîtrisé, sans doute trop. Les embardées de cymbales volantes de Giuliana me manquent, terriblement.
Attention, Diwan of Beauty and Odd est un album parfaitement composé et exécuté. Une prouesse de haute volée. A titre personnel, je regrette simplement qu’il lui manque ce supplément d’âme, d’affects, de contrastes et de doutes. En bref tout ce qui faisait d’Electric Sufi, Divine Shadows et de Birds Requiem des albums d’exception. Même sur le somptueux 17th Flyways, où Youssef démontre une nouvelle fois qu’il sait s’extraire des inaltérables lois du ternaire et du jazz en général sans jamais se perdre, tout sonne un peu trop mathématique et rigoureux. A l’américaine peut-être aussi.
Fort heureusement Diving In the Air viendra clore le disque, à l’instar de celui qui l’ouvrait, avec un lyrisme et une émotion dont il manque cruellement. Sans un instant le qualifier de mauvais disque, je regrette simplement qu’un album nommé Diwan of Beauty and Odd souffre d’autant d’académisme et de si peu de mystqiue. Certains l’aimeront peut-être aussi pour ça.