Tu te souviens de Defrag, plus particulièrement de son Lament Element, que tu avais peut-être découvert dans les lignes de Chroniques Electroniques ? C’était sorti chez Hymen en 2009, et on peut encore, sans le moindre risque, prétendre aujourd’hui que l’artwork de ce dernier (réalisé par le studio hollandais Menno Fokma) était le plus admirable du catalogue bavarois (déjà bien servi par les photos souvent pertinentes de son dirigeant Stephan Alt). Un mélange de musique industrielle et de bass music (réflexes dubstep plus majoritairement), des titres très courts, oscillant toujours entre extrême rigueur et pure anarchie rythmique. Une invitation au cauchemar, pleine de fractures et de samples horrifiques, vers laquelle il n’est guère surprenant de revenir, les soirs où l’envie de scalper des fantômes à la machette émoussée se fait sentir. Defrag faisait une musique de « jeune », qu’on pouvait hâtivement qualifier de « régressive », et il la faisait très bien. Ceux qui l’avaient connu en 2002, lorsqu’il était accompagné par Matt Flego et que le projet se nommait Defragmentation, avaient suivi la suite sans mal et en fronçant le sourcil d’un plaisir narquois. Pour ma part, j’apprécie réellement les artistes qui n’éprouvent pas le besoin d’empiler les sorties, de publier toutes leurs demos pas ou peu abouties sur les labels qui voudraient bien les accueillir. Avant tout parce que ça prouve qu’ils ont aussi autre chose à foutre, et surtout parce que l’attente et la curiosité retardent (parfois même annulent) les effets de lassitude. Alors voilà, Drown est sorti il y a deux jours, toujours chez Hymen, plus de trois ans après Lament Element. Autant dire qu’il a pris le temps mais qu’il n’en a pas fait n’importe quoi. Avançons même qu’il a très bien travaillé.
Autrement moins éreintant mais tout aussi efficace que son prédécesseur, Drown se voit renforcé par l’utilisation amplifiée d’un matériel analogique plutôt bien choisi, et surtout par l’épuration de certaines pulsions « adolescentes ». Et pourtant, l’américain fout du wobble à tout berzingue, taille des breaks à même la tubulure du spectre, perpétue l’alliance du chaotique et du rigoureux en matière rythmique. Mais bordel, que c’est précis et bien fait. Il y a tout un lot d’anciens bouchers qui surfent actuellement sur la vague de l’appellation d’origine peu contôlée « sound design ». L’américain, au top de la « street cred », est un des rares qui parvient à allier si bien puissance et précision.
L’auguste Pierre Siankowski (plume inrockuptible que le monde entier nous envie, à la barbe aussi chargée en swag que le bombers de Kavinsky) te parlerait pour sûr ici de l’album de la maturité. Il y a de fortes chances qu’il n’écoute, et n’encense comme la madeleine de Proust le pire de Rusko (à peu prêt tout) avant 2024, vous devriez donc pouvoir échapper à cette classique tirade (aux bracelets de force en éponge et à des références aux romans de Bret Easton Ellis qui lui sont parfois associées).
Vous l’aurez compris, le son de Defrag a gagné en épure et en soin. C’est peut-être pour cette raison discutable et donc compréhensible, que certains lui préfèreront les vrilles spontanées et la folie pure et dure de son prédécesseur. Je leur répondrais que l’essentiel repose moins cette fois sur les accents (les dérives ?) dubstep (pas de tapis d’infrabasses facile pour souligner le dérapage ciré), et qu’un titre comme Make them real trace admirablement les ponts entre les deux opus, avec en plus à peu prêt le même violon (digital) que sur Till It Disappeared pour renforcer encore un peu le lien. La vraie performance, et à fortiori l’évolution la plus positive, réside sans surprise dans la conception des parties rythmiques, plus particulièrement dans le choix, le cisèlement des différents éléments de batterie. Les breakbeats sonnent méchamment, les contre temps poutrent et sont parfaitement maîtrisés, ça n’abuse pas du « side chaining » (du moins pas grossièrement), il y a même certains titres (Nine, Stilt Walkers…) où les décharges résonnent comme des tirs groupés au 11.43 sur de la ferraille inoxydable.
Ce qui ressort de certains synthés (analogiques) pas si vintage n’a pas toujours flatté mon oreille comme j’aurais pu l’espérer (If you were a dream ou Everything I do is drown. Le triptyque Abyss (exclu de la version vinyle pour tenir sur un seul LP, choix plutôt cohérent soi dit en passant) est certes plutôt bien réalisé, mais sonne très classique et n’apporte au fond pas grand chose à la sphère du sound design. De maigres reproches, qui n’empêcheront sûrement pas Defrag et son Drown de prétendre au très haut du panier du genre cette année.
Le déclin et la perte d’intérêt du public pour le genre « post-industriel » est désormais (et enfin) abordé par certains de ses acteurs (même par des pensionnaires de chez Hymen). Drown va donc en plus alimenter le débat (de niche) pour apporter nuance et potentielle controverse. Hymen n’avait pas sorti de vinyles depuis l’excellent Cardiac de Nebulo. La bonne nouvelle est donc totale. Que ceux pour qui une synthèse entre Hecq et Scorn a du sens se jettent sur la plaque. Just make it real.