« Quand il s’éveilla, les souvenirs et les sensations de son expérience en tant que papillon demeurèrent tellement vivaces qu’il en oublia sa condition humaine » (Lafcadio Hearn, Kwaidan : Histoires et études des choses étranges, p 198)
Force est de reconnaître que Dave Phillips mérite une attention particulière. Notamment, dans cette quête « humanimale » qui l’agite. Son intérêt pour le field-recording constitue désormais une part importante de son exploration sonore. Connu pour ses interrogations fébriles à propos du rapport de l’humain à ce qui l’entoure, le Suisse semble avoir porté son dévolu sur l’expérience transitionnelle environnementale. Remodeler les perceptions, notamment en se confrontant à un autre, plus ultime, l’animal, c’est déplier/replier le temps, provoquer une forme d’agnosie corporelle jusqu’à transcender sa propre perception de soi.
Si l’on remet en perspective les disques produits dans cette veine, il est indéniable qu’il y a une forme d’apothéose dans Mutations 4&5. En 1er lieu, il se place dans une continuité logique : celle de développer la série engagée avec Mutations en 2010. En 2nd lieu, il parfait l’expérience menée dès 2001 de capter les sons provenant de la jungle puis de la savane.
Développer et parfaire. Jusqu’à se rendre maître d’un langage totalement étranger. Là réside l’intérêt de ce 2 fois 29’58’’. Certes, Phillips cherche dans une direction mue par la compréhension intime, une réflexion globale et une forme de désespérance combative. Mais ce faisant, il demeure précisément cet Européen qui applique son savoir-faire à un matériau lointain. Il ne s’agit pas ici de captations techniques ou de collage brut mais de véritable composition artistique. Ralentissant les sons de 60 à 98%, les inversant et les imbriquant, il parvient à formaliser une heure d’immersion sonore qui confine à la science-fiction. Il y a dans cette indistinction volontaire entre bruits identifiables et non identifiables, une capacité à évoquer des images dignes de l’entremêlement visuel d’un Saul Bass dans Phase IV. Un processus de symbolisation de l’infiniment grand et petit. Ce déploiement de signaux organiques que l’on semble pour partie avoir pris au ras du sol se complète par des nappes atmosphériques qui portent paradoxalement le regard vers une voûte céleste inaccessible. Cheminant sur ce parcours, des accidents réactivent la véritable position de l’auditeur : il n’est pas le tout, il ne peut tout, il est seul. Mais il peut explorer plus avant… Comme si le monde à l’œuvre ne pouvait qu’échapper à sa compréhension, il lui est possible d’accepter.
Pureté de la démarche qui se dérobe (peut-être) à son créateur, cette production est la quintessence de ce que peut produire un Occidental lorsqu’il emprunte, le sachant ou non, des voies philosophiques orientales. À l’instar des déclinaisons cézaniennes de plus en plus affirmées d’une montagne Sainte Victoire rendue abstraite, et qui font leurs toute la subtilité de composition des estampes chinoises sans toutefois en ingérer totalement le substrat taoïste, Phillips touche à cette difficile communion entre avènement individualiste et abstraction cosmologique.
Il parvient à cette forme de médiation entre l’étrangeté et soi : « Le paysage se pense en moi et je suis sa conscience » (Paul Cézanne)

Dave Phillips – Mutations 4 & 5
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