Plus coutumier des sorties techno au sens très large, le label emirati Bedouin Records de Salem Rashid s’était pourtant déjà autorisé une belle embardée ambient avec le déjà sévèrement qualitatif Esto du japonais Ryo Murakami (chroniqué ici). Il y a quelques semaines, il donnait sa chance à l’artiste grec méconnu Constantine Skourlis, qui n’a jusqu’ici pour seul fait d’arme qu’une sortie au sein du duo Ekkert (publié par Bastakiya Tapes, filiale de Bedouin). En partie composé sur les îles grecques, Hades se présente sur le papier comme un joli compromis entre ambient et compositions classiques, mais surtout comme un concept métaphorique autour d’une crise migratoire observée à partir d’un des derniers foyers de résistance européens. On ne s’attardera que très peu de temps sur la qualité certes subjective de l’artwork renvoyant à certains clichés éculés de la scène gloomy-doomy-truc. De ceux qui rappellent malgré eux qu’un emo-goth dépourvu de prescription de lithium se révèle comme un équivalent de punk (à chat) qui prend des bains au lait d’amande douce.
En quatre longues fresques dépassant les dix minutes, le compositeur grec déploie une polyvalence et un potentiel pour le moins impressionnants. Envisageant chaque pièce comme un tableau mouvant qui évoluerait dans un certain éloge de la lenteur, Constantine fait preuve d’un souci du détail rarement entendu dans ce genre de contrées. Sa musique se révèle comme « très écrite », presque scénarisée, même si on préférera l’affubler de la mention « méticuleusement orchestrée ». Elle atteste d’un très haut pouvoir pictural, parfois un peu trop démonstratif, semblable à celui qu’on rencontre trop souvent chez les hipsters en retour de déshérence qui prétendent au dandysme, et chez les sound designers en herbe qui nourrissent la (trop) ferme ambition de composer pour le cinéma.
La principale force du disque est sa capacité à faire vivre ses fields recordings, à donner du sens aux intégrations de cordes, à sublimer les interstices et à déployer de très belles amplitudes hertziennes. En ceci, Hades ne se prend pas les pieds dans le tapis de son concept un brin nébuleux. Il illustre plutôt bien cette transhumance mortuaire d’âmes grises et de coeurs meurtris, n’ayant connu que des condamnations répétées à la sécheresse et qui ne trouveront que désolation infernale et vents arides sur les berges du vieux monde. Souhaitons leur d’un jour pouvoir prétendre au paradis puisque l’enfer est ici.
Les deux premiers titres sont donc pour moi les plus aboutis et les plus représentatifs de l’originalité du projet. Ils souffrent néanmoins de certaines zones de flottement et d’un caractère frustrant, et auraient mérité un recours pragmatique à une puissance de feu dont on devine le grec aisément capable. Puissance qui sera enfin lâchée sur Emptiness, mais dont les distorsions rappellent trop frontalement les meilleurs essais de Roly Porter tandis que lors de la deuxième partie du titre, l’hymne à la gravité dynamique des violoncelles renvoie très ostensiblement à ce qui a déjà été fait autrement mieux ailleurs (chez les grecs de Mohammad, pour ne citer qu’eux). Bien que lui aussi inattaquable du point de vue de la construction, le morceau de clôture Erebus pourra faire l’objet de critiques et de rapprochements similaires.
Signalons également que ce bel album est également la victime de ses partis pris de mastering, en tous cas pour ce qui concerne la version digitale mise à ma disposition. Le mix, visiblement limpide, aurait mérité un postulat moins neutre, moins « flat », autrement plus clinquant et prompt à faire sonner les coups et les très belles dynamiques. Etonnant, encore plus quand on sait que ce support technique fut confier à un expert en la matière : l’homme que l’on nomme Rashad Becker. Néanmoins, des informations à ma disposition indiquent que la version vinyle est bien plus aboutie et autrement plus fidèle à mes espérances. Information que je ne pourrais vérifier que dans quelques jours. Dommage, surtout quand il s’agit de recommander (ou pas) l’acquisition d’un disque.
Bien qu’inégal et frustrant par rapport aux fortes attentes que je lui faisais porter, Hades est un disque qui a le mérite de profondément stimuler l’imaginaire et d’offrir de très belles promesses pour la suite. Il hisse Constantine au rang des artistes à surveiller de très près dans le futur, même si il devra s’émanciper de certaines ambitions et de certaines influences pour ne pas demeurer une éternelle promesse dont on attend éternellement la transformation de l’essai. D’autres artistes grecs comme Stavros Gasparatos, Subheim, Mohammad ou Abstractive Noise ont bien connu ce genre de déconvenues…