Publier un classement rétrospectif du cinéma de 2016 au mois de février 2017. Done. J’ai toujours pensé que l’auto-sabordage avait quelque chose de noble par essence. Je perpétue donc mes aptitudes en la matière, après une légère période de contemplation du vide et un questionnement tout aussi nombriliste sur la notion de temporalité.
Dans un contexte globalisé, socialement et à fortiori politiquement troublé, il est indispensable de prendre radicalement parti pour ne pas se perdre. Un livre, un film ou un album, peuvent-ils supplanter toutes les manifestations du monde et leurs slogans prêts à être imprimés sur des t-shirts ? Au pays des armes et des guerres silencieuses, où la révolte se vend au plus offrant et ou la mémoire et le combat sont devenus des business, je persiste à penser que la création artistique demeure la dernière forme de lutte à épouser. Et à défendre.
Comme pour le classement musical publié le mois dernier, mes choix en matière de cinéma n’ont pas vocation à être oblectifs et n’engagent que mon auguste personne. Outre leurs viscérales qualités esthétiques et cinématographiques, ils sont presque tous les témoins d’une époque, et ont quelque chose à en dire. Loin de moi l’idée de me poser en défenseur d’un cinéma militant, mais juste comme un anonyme témoin des salles obscures dès que le jour s’éteint et que la lumière ment.
10.
Ce qu’il reste de la folie (Joris Lachaise)
Depuis ses débuts, l’approche cinématographique de Joris Lachaise relève du pur militantisme, corrélant ses réflexions philosophiques à divers contextes politiques. Si le réalisateur ne prend peu ou pas la parole, c’est parce que ses films et les protagonistes qu’on y croise se suffisent à eux-mêmes. Il est le regard muet qui ne juge pas, offrant à ses « acteurs » le soin d’étaler leurs réalités.
Joris Lachaise a choisi de filmer cette « cour des miracles » à fleur de nerfs, ses soignés et ses soignants, au plus près des corps et des regards. Un hôpital qui n’a certes rien perdu de sa plus pure vocation « asilaire » (tant que les soignés sont accompagnés d’un parent ou d’un proche à l’admission), mais dont l’hébergement spartiate est à la hauteur de ses chambres d’isolement qu’on appelle encore des cellules.
Entre fulgurances lucides et déraillements délirants, les soignés étalent la relation qu’ils entretiennent avec leur mal et avec leur « réalité fragmentée ». Avec ce qui les rassemble furtivement, et ce qui leur échappe. Ils évoquent la médecine du toubab, du blanc, celle héritée de la colonisation, terre à terre et médicamenteuse, camisole neuroleptique qui doit soigner, parce que le blanc a le savoir.
Bien plus qu’un film et qu’un documentaire, Ce qu’il reste de la folie est un hommage aussi vibrant que terrifiant à « ces damnés de la terre ». La folie n’existe pas. La maladie mentale, c’est l’histoire.
9.
Aquarius (Kleber Mendoça Filho)
Ancienne critique musicale dans le Brésil des années 70, Clara, veuve issue de la classe aisée de Recife, est la dernière habitante d’un bel appartement dans un immeuble cossu : l’Aquarius. Sa collection de vinyles lui permet de se re-plonger dans les souvenirs d’une vie confortable mais également ponctuée d’événements moins lisses et plus dramatiques. Quand un promoteur immobilier vient lui proposer de lui racheter son appartement, Clara s’inscrit en résistance. Pas seulement vis à vis du harcèlement qu’elle subit, mais surtout vis à vis du temps qui passe, de ce qui doit continuer de lui appartenir au-delà de son logement, et d’une époque toujours plus spéculative et libérale.
Cousu d’ellipses et de divagations aux frontières du fantastique dans une indolence toute brésilienne, Aquarius n’est pas qu’un splendide portrait de femme en lutte. C’est une allégorie intelligente, subtile et sensuelle de la résistance, dans un pays qui s’enfonce toujours un peu plus dans le capitalisme et la corruption à mesure qu’il se développe économiquement.
8.
Manchester By The Sea (Kenneth Lonergan)
Pour des raisons dramatiques qu’on ignore au départ et qu’il convient de taire, Lee a quitté le port de pêche de la côte Est des Etats-Unis pour mener une vie morne d’homme « à tout faire » à Boston. Son frère décède soudainement, et lui « lègue » l’éducation de Patrick, son fils de seize ans. Ce décès implique surtout un retour à Manchester By The Sea, là où tout a basculé pour Lee quelques années plus tôt.
Manchester By The Sea fait partie de ces films humanistes que l’Amérique peine à réaliser depuis maintenant plus de vingt ans. Ce portrait d’un fracassé en quête de résilience et qui fait ce qu’il peut pour survivre malgré le poids de la culpabilité redonne ses lettres de noblesse au cinéma lacrymal indé américain (la scène des retrouvailles avec Randi est d’une justesse impressionnante). Souvent cantonné à des rôles ingrats tout en intériorité, Casey Affleck s’offre ici un de ses plus beaux rôles depuis L’assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford et depuis le film réalisé avec son frère Ben qui l’avait révélé en 2007 : l’excellent Gone Baby Gone.
7.
Dead Slow Ahead (Mauro Herce)
Le Fair Lady. Un géant maritime aux entrailles monstrueuses et tentaculaires où s’activent des marins ouvriers de Malaisie et des Phillipines. Pavillon asiatique, marchandise du moyen-orient, acheteurs d’Europe ou d’Amérique. Ce géant traverse aveuglément et en toute lenteur les mers d’un monde où tout va trop vite, où tout est connecté mais où les marins n’ont pas de réseau pour durablement communiquer avec leurs familles. Prisonniers du monstre, il arrive même qu’ils ne sachent pas pour qui ils travaillent, où ils se trouvent en mer et où ils vont.
Monument de cinéma radical et de prise de son, Dead Slow Ahead ne doit néanmoins pas être réduit à son exceptionnelle beauté plastique et sonore. C’est une troublante critique métaphorique d’un capitalisme aveugle qui va au naufrage et d’une raison gardée qui ne répond plus. L’excellent directeur de la photographie Mauro Herce signe ici son premier film. Un chef d’oeuvre réservé à un public averti de son radicalisme, qui rappelle subtilement les béances que génère le libéralisme absolu, dont les petites mains ouvrières sont parfois les premiers esclaves et les principales victimes.
6.
The Witch (Robert Eggers)
Au 17ème siècle, en Nouvelle Angleterre, un couple de dévots et leurs enfants sont expulsés de leur communauté. Ils rejoignent la lisière d’une forêt et y construisent une ferme pour mener une vie autonome à l’écart du monde, où ils pourront pratiquer fondamentalement leur culte. Les colons se voient rapidement touchés par diverses malédictions, dont la première est l’inexplicable disparition du dernier né.
Robert Eggers est un réalisateur roublard, qui a su vendre son film comme un film d’épouvante classique alors qu’il est tellement plus que ça. Conspué ou adulé lors de sa sortie, The Witch a le génie de situer l’horreur dans les interstices, dans l’imaginaire et les peurs primales du spectateur. Interprété dans un vieil anglais ultra-réaliste et documenté, doté d’une photographie semblable à des toiles de maîtres et d’un sound design à couper le souffle, ce film rappelle que pour ceux qui ont choisi la religion comme voie de vie : le diable est souvent le facile responsable de tous les maux et il revêt souvent les atours d’une jouvencelle que n’auraient pas renié les pauvres et bénies sorcières de Salem. Une réussite esthétique et scénaristique absolue. n’en déplaise aux fondamentalistes des hurlements et des portes qui claquent.
5.
Suite Armoricaine (Pascale Breton)
Professeure en histoire de l’art, Françoise fuit son compagnon et son analyse pour aller enseigner sur le campus de Rennes, où elle a elle même étudié. En réalité, Françoise est à la recherche des réminiscences de sa vie antérieure. Parce qu’il faudra qu’elle se souvienne, d’elle, ici et maintenant, sinon, où serait-elle passée ? A l’instar de l’épitaphe bien connue d’une toile de Nicolas Poussin, a-t-elle été aussi en Arcadie ?
Parce que le temps et l’inconscient sont des enfants qui jouent aux billes, Françoise cherche les clés d’elle même dans le pourquoi de cet ancrage territorial et les inter-connexions qui continuent encore aujourd’hui de le jalloner.
Oeuvre psychanalytique forte, Suite Armoricaine devrait rassembler les plus fervents supporters des meilleurs films d’Arnaud Desplechin et se hisse comme la plus grande réussite de Pascale Breton à ce jour, tout en révélant tous les talents troubants d’une comédienne qui m’étais jusqu’alors inconnue : Valérie Dréville.
4.
The Strangers (Na Hong-Jin)
Tout au long de ses 2h36, The Strangers joue avec son spectateur, de toutes les façons imaginables. Il joue d’abord avec ses émotions, le propulsant de l’horreur vers le rire et retour. Il joue ensuite avec ses certitudes, par le biais de son scénario certes, mais aussi, de manière beaucoup plus puissante, par sa réalisation : il manipule les codes qui sont devenus un guide inconscient pour le cinéphile, lui arrachant la prescience que l’habitude génère. Il se joue aussi de ses symboles et de ses héros, mis face à leur impuissance. C’est ainsi dans une constante confusion que le spectateur progresse, à tâtons, sans cesse contraint de soupeser et réajuster ses théories, car plutôt que sur un twist imprévisible, c’est sur une perpétuelle remise en question paranoïaque que le film repose.
Je vous enjoins à accrocher aux murs de ce musée d’interprétations votre propre toile, fut-elle incendiaire. Il reste tout un monde d’hypothèses à déblayer.
3.
Pursuit Of Loneliness (Laurence Thrush)
La vieille Cynthia Ratsch meurt subitement dans un hôpital de Los Angeles. Une infirmière ainsi qu’une assistance sociale du curateur cherchent à contacter un membre de la famille ou une simple connaissance pour les pévenir du décès, et pour s’enquérir du devenir de sa dépouille. Personne ne se manifeste, et les rares gens qui l’ont aperçue ne semblent pas s’en soucier.
Dans un superbe noir et blanc, Laurence Thrush filme une cité des anges sans auréole ni couronne. C’est un plaidoyé humaniste et bienveillant pour les oubliés, vieillards laissés pour compte de ces grandes villes, où l’on fait semblant de vivre ensemble mais où l’on meurt véritablement seul.
Aidé par la musique de William Basinski, de celle qui aide comme aucune autre à souligner le temps qui se désagrège, ce magnifique film sème en permanence le trouble entre la fiction et le documentaire. Il est aussi un hommage pudique à ces anonymes des services publics qui luttent contre l’oubli de ceux qu’on abandonne souvent facilement pour mieux ne pas les voir.
2.
Gorge Coeur Ventre (Maud Alpi)
« Faudrait fabriquer des races qui peuvent plus crier, comme les poissons et les autruches. Si on fabriquait une race propre, silencieuse et qui ne résiste pas, on me regarderait autrement. »
Ce sont les mots du jeune Thomas, un peu paumé, qui travaille dans un abattoir, gagnant sa vie en donnant la mort.
Cette oeuvre terrifiante et très picturale offre au spectateur « le luxe » de se placer au plus près et de ceux qu’on va tuer, et dans celui (le chien) qui est le guide funèbre de ce tombeau qui sert à nourrir les populations.
Ce film difficilement soutenable révèle l’incontestable talent de sa jeune réalistarice, et témoigne encore (puisqu’il le faut) qu’il n’y a pas de manière humaine d’exterminer des êtres vivants. Il y a des hommages à Pasolini qui font plus mal que d’autres.
1.
Mimosas, la voie de l’Atlas (Oliver Laxe)
Quelque part, au creux des sentiers sinueux du Haut-Atlas, le vieux cheikh d’une caravane berbère sait qu’il va bientôt mourir. Il souhaite reposer dans son bled, au plus près de ses ancêtres, en la cité ancestrale et légendaire de Sijilmassa. Le vieillard rend ses derniers soupirs dans les premiers lacets escarpés du voyage. On ne sait trop comment Saïd et Ahmed, deux humbles bandits qui portent sur leurs visages les stigmates d’une vie rude emplie de déceptions, se sont retrouvés à partager le funeste destin de cette caravane d’infortune, même si on comprend rapidement que leur objectif premier était de la détrousser. Dans une motivation tout aussi crapuleuse et financière, ils sont les seuls à ne pas abandonner le vieux cheikh à sa sépulture à ciel ouvert, promettent d’accompagner sa dépouille vers sa dernière demeure à travers la montagne, sans en connaître le chemin.
Dans un lieu parallèle où ne semblent vivre que des chauffeurs de taxis et des mécaniciens, un coordinateur vient quérir Shakib, un simple d’esprit doté de la poésie et du charme spontané de sa déficience, et lui demande d’accompagner le reste de l’expédition jusqu’à sa destination finale tout en veillant particulièrement sur Ahmed.
Tourné entre Oukaimeden, Tamaloute et Ouarzazate dans des conditions difficiles et avec des comédiens non professionnels géniaux, Mimosas, la voie de l’Atlas est un film sublime, pour contempler la beauté de l’absurde et l’absurde de la beauté. Un film pour dire que le cinéma est grand, et qu’Oliver Laxe est un beau prophète.
Un film pour réveiller le monde en sursaut, juste pour voir, s’il respire encore un peu. Avant que tout puisse disparaître dans un halo de poussière fumée, provoqué par un ballet de taxis traversant le couchant vers la félicité. Les derniers seront les premiers.