Depuis ses débuts, l’approche cinématographique de Joris Lachaise relève du pur militantisme, corrélant ses réflexions philosophiques à divers contextes politiques. Si le réalisateur ne prend peu ou pas la parole, c’est parce que ses films et les protagonistes qu’on y croise se suffisent à eux-mêmes. Il est le regard muet qui ne juge pas, offrant à ses « acteurs » le soin d’étaler leurs réalités.
On se souviendra de sa collaboration avec Jean-Pierre Krief pour Saddam Hussein: chronique d’un procès annoncé, où il exhibera les multiples ficelles ramifiées et les enjeux transversaux de ce simulacre judiciaire. Idem pour Comme un oiseau dans un aquarium, témoignant de la lutte de demandeurs d’asile souhaitant faire valoir leur droit au logement à Angers.
En 2013, il est responsable de la photographie pour Une simple parole, le dernier film de Mariama et Khady Scylla. Cette dernière, maintes fois hospitalisée et suivie depuis longtemps à l’hôpital de Thiaroye au Sénégal, est aujourd’hui le « sauf-conduit » du dernier film du réalisateur français : Ce qu’il reste de la folie.
Joris Lachaise a choisi de filmer cette « cour des miracles » à fleur de nerfs, ses soignés et ses soignants, au plus près des corps et des regards. Un hôpital qui n’a certes rien perdu de sa plus pure vocation « asilaire » (tant que les soignés sont accompagnés d’un parent ou d’un proche à l’admission), mais dont l’hébergement spartiate est à la hauteur de ses chambres d’isolement qu’on appelle encore des cellules.
Entre fulgurances lucides et déraillements délirants, les soignés étalent la relation qu’ils entretiennent avec leur mal et avec leur « réalité fragmentée ». Avec ce qui les rassemble furtivement, et ce qui leur échappe. Ils évoquent la médecine du toubab, du blanc, celle héritée de la colonisation, terre à terre et médicamenteuse, camisole neuroleptique qui doit soigner, parce que le blanc a le savoir.
Ils dissertent aussi de la tradition, du maraboutisme, de leurs origines sociales, familiales, et de leur ancrage local dans un pays où cohabitent l’animisme, l’islam et le christianisme. En ceci, la caméra de Joris Lachaise est pour eux une fenêtre à travers laquelle ils peuvent s’adresser à ce monde, qui les rejette et les craint. Le regard du réalisateur confirme, s’il le fallait encore, que les fous sont ceux qui parlent le mieux de la folie et ce qu’ils ont à en dire est la meilleurs grille d’interprétation pour les soignants.
En filigrane, toujours, ce film témoigne aussi d’ô combien la colonisation et la médecine occidentale ont modifié le statut du fou en Afrique. Cette place varie certes en fonction des pays, des régions, des villages et des croyances. Mais on ne les enfermait pas avant la colonisation. Ils étaient parfois protégés par l’ensemble de la communauté, envisagés même comme de bons présages. D’autres diront qu’avant la colonisation on ne les soignait pas, qu’on les laissait errer nus et hirsutes dans les rues, qu’on les abandonnait à leur sort, voire qu’on les tuait…
Comment soigner la maladie mentale quand elle est une résurgence de la société ? Comment apprivoiser la jungle et ses fauves à qui l’on prône le vide quand ils ne songent qu’à le combler ? Quelle est la responsabilité de la colonisation dans cet écartèlement identitaire entre tradition et « modernité » ? Ne doit-on pas comprendre ceux qui désertent la « réalité » devant la pure schizophrénie de l’humanité ? Les soignés le disent très bien :
« La folie n’existe pas. La maladie mentale c’est l’histoire. »
Ces interrogations, dont les réponses se situent bien sûr dans la question, renverront aux travaux du psychiatre et philosophe pan-africain Frantz Fanon. A ce que l’Afrique a laissé échapper d’elle même, à ce qu’elle a accepté qu’on lui vole peut-être aussi. Et à ce qu’on ne lui rendra pas. Les enjeux sont bien trop énormes.
On est également touchés par ces soignants, ces médecins prisonniers de leur propre écartèlement, souhaitant reconstituer cette école de Dakar où la tradi-thérapie se mêlait à la psychiatrie occidentale. Au Sénégal, ce pays où le psychiatre conclut un entretien téléphonique avec un patient par un « Dieu vous garde ». On ne doutera pas un instant de la bienveillance et de l’écoute de ces médecins, même quand un de ces derniers préfèrent botter en touche et ne pas enfermer Khady dans un diagnostic qui lui ferait peut-être plus de mal que de bien. On rit même parfois, dans ce que la folie des fous nous renvoient de la nôtre. Et on est pétrifiés aussi, quand dans une loghorrée troublante de maîtrise et de distance un patient explique quand et comment il a égorgé sa mère.
De manière plus philosophique, politique que sociologique, Joris Lachaise dépeint avec brio et pudeur une plongée sans filtre dans les arcanes de la folie. Si on devine à plusieurs moments l’influence du cinéma expérimental de ces débuts sur ces choix de cadre et de plans, surtout lors de ses captures des rites curatifs traditionnels, elle n’intervient jamais vainement en artifice. Bien plus qu’un film et qu’un documentaire, Ce qu’il reste de la folie est un hommage aussi vibrant que terrifiant à « ces damnés de la terre ».