Comme il est déjà loin, le temps où David Moore et son grand ensemble pressaient par eux-même en exemplaires très limités leurs premier opus. Deux disques chez Rvng Intl (dont la ré-édition de City Lake) auront suffi à déchaîner les superlatifs, la pitchforkisation et les comparaions avec les monstres sacrés du minimalisme (John Cage, Philipp Glass, Steve Reich…). L’ensemble s’ouvre aujourd’hui en grand les portes du mythique, ouvert et très « indie » label 4AD. De quoi offrir enfin à Bing & Ruth l’exposition et les moyens de production supplémentaires qu’ils méritent très amplement. No Home Of The Mind a d’ailleurs joui de l’utilisation de 17 pianos différents, tous croisés au hasard de voyages et de rencontres à travers l’Europe et les Etats-unis.
Je vais radoter, mais je ne me lasse pas de dire que le plus si jeune phénomène autour de la scène « modern classical » ne m’a jamais autant ennuyé. Les pianistes symboles du genre (Nils Frahm, Olafur Arnalds, Greg Haines…) ont certes capitalisé sur leurs indéniables talents pour parvenir au professionalisme, s’attirer la bienveillance intéressée des gros tourneurs, du cinéma et des labels phares, mais quelque chose s’est perdu sur la route. La désinvolte spontanéité de leurs compositions a été remplacé par un ultime besoin de fédérer hors des murs, et surtout par une uniformisation drastique de la création. A mon humble avis, leur musique flirte aujourd’hui dangereusement avec la pure vulgarisation, non loin des standards formatés que connaissent bien les majors de la « variété ».
David Moore, ancien étudiant de la New School for Jazz and Contemporary Music de New-York, a lui aussi la volonté de faire sortir la musique dite classique de son académisme. Sur ce nouveau disque, il y parvient mieux que jamais. Sans jamais trahir ses glorieux mentors ainsi que certains de ses idéaux, et avec des ficelles bien moins grossières puisqu’elles sont totalement dépourvues des faciles strapontins émotionnels utilisés par la génération auto-galvaudée citée plus haut.
Tout au long du disque, le pianiste démontre une aisance technique impressionnante pour ce qui est de la polyvalence de son jeu (hymnes au tout « legato », variations d’intensité, grappes harmoniques, contrepoint, utilisation sévère des pédales pour souligner les radiations naturelles…), ainsi que d’une humilité certaine quand il sait effacer ou amoindrir la présence de l’élément central pour demeurer au service de l’ensemble. Néanmoins, je regrette que les différents intervenant(e)s (guitare, basse, contrebasse, violoncelle, clarinette) ne soient pas plus ostensiblement crédités.
Il paraît que tous les enregistrements ont été faits en une seule prise et sans additions d’overdubs. Une information qui a son importance quand on sait que ce genre de réjouissante démarche est de plus en plus rare. Ici, tous les moyens de productions ne sont pas focalisés sur une absoloue volonté de sonner « beau », mais pour souligner la texture et la physicalité propre à chaque instrument et à chaque contexte d’enregistrement. Inutile donc de préciser que le mix et le mastering alloués ici sont d’une qualité qui dépasse le cadre de l’excellence.
Tout le génie de ce disque est contenu dans sa capacité à stimuler les sens. C’est une invitation à l’errance imaginaire, où l’on regarde le défilé des saisons en paix, avec l’oeil de l’enfant qui pense qu’il ne mourra jamais. Et peu importe alors si un drone dilate soudainement la vision, si l’incertitude et des tensions inquiètes s’insèrent dans le tableau pour modifier la représentation du plat pays, le violoncelle y ronronnera comme les murmures d’une nature en pleine rêverie. Cette musique est belle parce qu’il me semble qu’elle renonce à l’artifice et assume la fragilité de ses équilibres. C’est un opaque phare d’espoir et de paix dans la noirceur, qui fera pleurer les statues enfouies dans les décombres du coeur.
« Le monde est un bel endroit, qui vaut la peine qu’on se batte pour lui. Je suis (encore un peu) d’accord avec la première partie. »
Aussi bien lors d’écoutes attentives qu’en dilettante, No Home Of The Mind délivrera sa richesse plurielle avec le temps. Un temps dont on n’oubliera les outrages pendant Starwood Choker, Scrapes, Is Drop ou Flat Line/Peak Color. Voici donc un grand album, un disque rare, qui a d’ores et déjà son destin entre les mains des cieux.