En tout juste dix ans, Ben Lukas Boysen est devenu une référence incontournable pour qui surveille de près l’actualité des musiques électroniques indépendantes. Son nom de baptême ne vous dit peut-être rien. Probablement parce qu’il est plus connu sous son pseudonyme : Hecq. L’allemand a décidé qu’aucun carcan électronique n’était impénétrable. De l’ambient au dubstep, de l’IDM aux sphères plus industrielles, il a fait de la maison Hymen son antre pour y publier ses tueries. En plus de sa demie douzaine d’albums in-critiquables, il a participé (musicalement) à des campagnes publicitaires pour de très grosses enseignes et des jeux vidéos. Depuis l’année dernière, il s’est rapproché de Nils Frahm (pour le master et certaines parties naturelles de piano) et s’est éloigné du sound design pur et dur pour composer des bandes originales pour le cinéma. Sa dernière oeuvre en date, Restive (2012, pour le film du même nom), exquise mais dérangeante et abrupte, avait confirmé que sa musique ne s’autorisait aucune barrière. Mother Nature, qui est tout juste sortie le mois dernier, est donc sa deuxième commande pour ce genre d’exercice.
« A father and son face increasingly vicious, erotic and surreal harassment on a trip to the wilderness of eastern Washington. This is modern man gone camping, forced to find survival in the most primal of places – himself – and discover that survival never comes alone. »
Voilà, ceci est à peu prêt tout ce qu’on peut dire et voir à propos d’un film que personne n’a vu (dans le cas contraire, n’hésitez pas à vous faire connaître et à nous faire part de vos impressions). Si il est toujours très compliqué de dissocier une BO de l’oeuvre cinématographique pour laquelle elle a été composée, considérons pour l’heure que le seul contenu musical nous intéresse pour ce qui est de la chronique qui va suivre.
De grasses et opaques nappes ambient plantent le décor : un sous bois hostile et humide après une sévère giboulée de mars. Un piano, des cordes pincées et caressées. Voilà qui sent la saillie transie ou l’ablation cardiaque sauvage à l’ombre des canopées. Et pourtant, le contenu est émancipé de tout pathos, de toute surcharge instrumentale et du plaidoyer salutaire mais convenu pour la sauvegarde de notre environnement en détresse. L’ensemble de l’album est touché par une déconcertante fluidité, par une maîtrise subtile du minimalisme. Rien ne dépasse et malgré certaines zones bien flottantes, l’écoute se révèle captivante, pour ne pas dire épidermique. Chacun pourra se créer son propre film.
Là où Restive se montrait frontal dans la violence qu’il tentait de retranscrire en musique, Mother Nature fait le pari de la sombre suggestion sensorielle. La détresse et la violence y sont exprimées avec pudeur et élégance. Sans avoir vu le film, on peut prédire du rôle de la nature. Une toile de fond, une spectatrice neutre et silencieuse, un simple théâtre de tribulations torturées. Elle laisse les hommes à leur destin, eux qui pour la plupart la traitent avec dédain. Des liens avec la relation au divin sont donc évidemment possibles. Mais bien qu’entrelacé de quelques blêmes lueurs d’espoir, c’est bien le sentiment d’abandon qui prédomine.
Certains regretteront peut-être que certains très bons thèmes n’aient pas été plus poussés (Last Supper, Leave). Rappelons donc que nous avons affaire à une BO, que les titres courts (pas des interludes) sont là pour faire la jonction entre les scènes et introduire les climats. Je trouve pour ma part que certaines percussions n’ont pas grand intérêt (Flat Tire), si ce n’est de servir le côté haletant et anxiogène typique aux thrillers (c’est très bien sur Rabbit par contre). Ma préférence va donc aux titres touchés par un triste romantisme dépouillé et dévorant, tous bien servis par les instrumentations spectrales et indolentes de Vic Bondi (To Nature, Invevitable, Blessed mais surtout le somptueux Unpac). Sans oublier le superbe Without God, calcinée prière qui ne trouvera point de vicaire emmuré dans les ifs à l’ombre du calvaire.
Ben Lukas Boysen continue de fonctionner au plaisir et au challenge. Bien que bénéficiant d’une excellente production, Mother Nature va s’épanouir dans une confidentialité relative. Surtout parce que le film n’a pas fait grand bruit et parce que Hymen est désormais une entité bien trop étroite pour abriter tous les talents de l’allemand. Avant que des blockbusters ne fassent légitimement appel à lui ? Boysen n’a plus rien à prouver. C’est donc tout le mal qu’on lui souhaite.