Au milieu de nos torrents d’amours électroniques déchus des années 2000, l’épopée de Hecq subsiste en très haute place. On ne reviendra pas sur ses excellents albums (Steeltongued, Scatterheart, Bad Karma, Night Falls…) et sur leur contribution à assoir les fondations de la maison mère que fut Hymen. Sa musique ne s’est jamais autorisée de limites, encore moins de stagnations. On peut même avancer sans risque, mais toujours avec un soupçon d’excès, qu’au gré de ses pérégrinations électroniques il s’est même permis de violer le dubstep avec amour (Sura, Avenger). Des langues pas complètement perfides diront que Vaetxh a fait au moins aussi bien par la suite. Mais là n’est pas la question. Les sentiers strictement électroniques seraient-ils devenus trop étroits pour Hecq ? Du moins suffisamment limités pour qu’il prenne le risque d’en sortir. Et de délaisser, au moins pour quelques temps, son pseudonyme au profit de son véritable nom : Ben Lukas Boysen.
Les souvenirs du cloaque de violence pudique et contenue qu’est Restive, des angoisses humides et classiques de Mother Nature, sont certes encore tenaces. Même si les films pour lesquels furent composées ces bandes originales n’ont été vus par personne, et que tout cela est peut-être un peu trop confidentiel pour réunir largement autour d’un nom qui ne parlera qu’aux curieux. On ne sait pas où l’allemand va nous emmener par la suite, même si le progressif rapprochement avec des gens tels que Nils Frahm ou Christoph Berg (Field Rotation) pouvait servir de filtre témoin. Bref, Ben Lukas Boysen s’attaquera peut-être même au hip-hop un jour, quand il aura le temps. Il publie pour le moment ce Gravity chez Ad Noiseam, le label berlinois de son pote Nicolas Chevreux.
Même en cherchant bien, peu de choses pouvaient laisser augurer d’un tel virage. Encore moins pour une sortie sur Ad Noiseam, label qui, même si il réfute la notion de niche musicale, est quand même plus connu pour ses sorties bass music viriles que pour les esthétiques gravitant dans les salons feutrés, rarement à destination des contemplatifs férus d’errance en voie lactée.
Ben Lukas Boysen n’est pas ce qu’on peut appeler un pianiste classique au sens strict. Celui qu’on connaissait jusqu’ici avant tout comme utilisateur de synthétiseurs (virtuels ou non), s’en sort pourtant avec plus que les honneurs. Même si pianistiquement parlant, ses envolées de blanches pointées et de rondes plaquées ne feront pas sauter au plafond ceux qui ne jurent que par les techniciens confirmés. Mais simple et nonchalant ne veut pas dire simpliste et linéaire. Le noble instrument trouve parfaitement sa place dans les trainées ambient, dans ces thèmes qui installent des climats propices au lent abandon des enveloppes charnelles.
En fonction des différents contextes, l’extrême fluidité du piano et l’aspect dilaté des tendres et grasses nappes ambient pourront rendre les premières écoutes en un bloc un peu trop homogènes. Avec le temps, ces quelques longueurs trouveront une fonction nouvelle, se transformant en alcôves refuges pour qui tourne les yeux vers le ciel en sachant, justement, tout ce qui retient à la terre (le climax aux jolis relens post-rock du titre qui donne son nom à l’oeuvre).
C’est donc avec le temps qu’on saisira comme il le mérite cet hommage volontaire aux reliefs et aux contrastes. Aussi, cette troublante manière de ne rien stratifier et de tout rendre diluvien. De numériser la nappe (processing de haute volée) pour lui oter toute torpeur. Voici pourquoi le dyptique Nocturne et ses arrivées tardives de batteries naturelles (très beau marquage sur les charlestons) peut prétendre à la splendeur. Tout comme les magnifiques percées nébulo-lumineuses de To The Hills, le reserrement des notes de l’arrache coeur You’ll Miss Us One Day, ou la tendresse de celles d’Eos. Tout n’est plus que mélancolie et heureuse tristesse entre ciel et terre. Là où Ben Lukas Boysen a convoqué les souvenirs éternels du monde, en pleine époque troublée par l’amnésie.
Gravity est un album qui se révèlera tel le compagnon idéal des écoutes solitaires et domestiques, à destination des adeptes du pinacle intérieur. Là où les astres sont immobiles ou en attente, où le temps et l’espace n’existent plus.