Les lecteurs de ce skyblog (et des précédents) le savent : je ne parle pas de rap. Sans aller jusqu’à dire que je n’en écoute plus, puisque c’est quand même de « là » que je viens, je me contente de ruminer mon aigreur et mes déceptions face à ce qu’il est devenu : une pieuvre monstrueuse où l’économie et le tout entertainment ont depuis déjà longtemps pris le pas sur l’écriture et la dimension militante. Deux aspects qui pour moi constituent les viscères du genre. Propos de pseudo-puriste et de vieux con ? Peut-être. Mais un vieux con qui a fait son deuil. Et qui ne voit pas l’intérêt d’alimenter l’opposition entre le boom bap d’hier et la trap autotunée d’aujourd’hui. Avant tout parce que pour moi, réduire le rap à ces deux chapelles chancelantes en revient à nier ce que leurs caveaux peuvent abriter un peu plus loin, à l’ombre.
Pourtant, j’ai mis du temps à attribuer de l’intérêt à toutes ses scènes alternatives. Ceux qui n’avaient que l’évolution du genre à la bouche oubliaient en fait de le pratiquer, sans doute dans leur trop grande volonté d’hybridation. D’autres étaient bien trop occupés à entretenir ce fameux « game » purement et simplement capitaliste, prêts à tout bouffer en oubliant qu’au-delà des clivages sociaux, économiques et raciaux, sans verser dans un misérabilisme d’où il mérite plus que jamais de sortir, le rap a toujours été la voix de ceux qui n’avaient pas grand chose.
Comme beaucoup, j’ai à un moment jeté mon dévolu sur ces artistes ultra prolifiques qui sévissent sur bandcamp et dans les autres interstices du business musical. Cette génération liée à Internet, qui faisait surtout de la musique dans sa chambre ou entre amis pour perpétuer la tradition spontanée et « défouloire » du genre. J’y ai trouvé des fulgurances, éparses, mais point de salut. Jusqu’au jour où je suis tombé sur le nom d’un mec de Richmond d’à peu près mon âge : Lil Ugly Mane. Le phrasé du type, son univers torturé, sa capacité à s’inscrire durablement dans la synthése du cloud et du revival horrorcore de Memphis, l’influence évidente des travaux de Dälek… bref tout ça m’a conduit a observer le type d’autrement plus près. Aujourd’hui encore, je m’injecte ma dose hebdomadaire de Throw Dem Gunz, et de son clip tout ce qu’il y a de plus officieux réalisé par un français de l’ombre.
Peut-être parce que plus ou moins secrètement, j’imagine que le personnage du clip continue de marcher, quelque part. Et aussi parce que ce clip reflètait magnifiquement bien l’univers d’alors de Lil Ugly Mane, et s’inscrivait déjà comme un symbole de tout ce courant artistique encore confidentiel aujourd’hui que beaucoup qualifient de post-web.
Et pourtant, en bon aigri, là aussi j’ai fait mon deuil. Parce que j’avais des attentes vis à vis de l’américain qu’ils ne voulaient ou ne pouvaient surtout pas offrir. J’avais envie qu’il délaisse son goût pour le lo-fi, qu’il arrête d’avoir le cul entre huit chaises, qu’il ne soit plus à fortiori prisonnier de ses très (trop ?) nombreux avatars, mais surtout, qu’il dégueule enfin toute sa noirceur et son dégout pour enfin prétendre à l’art total. Pour moi, il n’en a pas été très loin sur Oblivion Access (2015) où il se permettait enfin d’expérimenter réellement autour du son, même si la maitrise et la difficile mesure n’étaient pas encore pleinement au rendez-vous. A l’époque, les mentions suivantes illustraient sa page bandcamp :
« OBLIVION ACCESS IS THE LAST OF THE FILTHY WATER FUNNELING OUT OF THE BATHTUB I’VE BEEN SOAKING IN FOR 5 YEARS.
IT’S ALL THE SHIT AND CUM AND BLOOD AND PISS AND SWEAT AND FLAKES OF DEAD SKIN AND HAIR COLLECTING BY THE DRAIN. TOO THICK AND CLOTTED TO FIT THROUGH THE TRAP.
YOU HAVE TO DIG YOUR HANDS IN IT AND FUCKING DEAL WITH IT.
YOU HAVE TO PICK IT UP AND SMELL IT WHEN IT’S TIME TO CLEAN UP.
YOU HAVE TO LOOK IN THE MIRROR AT YOUR STUPID FACE AND PRUNED BODY SURROUNDED BY THE GHOSTS OF YOUR DEAD FRIENDS WHEN YOU WASH THE SHIT FROM YOUR HANDS
YOU HAVE TO STARE AT YOURSELF AND LOOK FORWARD TO SOMETHING INTERESTING.
OBLIVION ACCESS IS NOT A CLUB RECORD. THERE ARENT ANY HIT SONGS.
IT’S JUST ME AND A FRIEND SORTING THROUGH A BATHTUB OF MY SHIT AND GRIEVANCES IN A BASEMENT FOR A MONTH SO THE WATER COULD FINALLY DRAIN OUT AND I COULD GO HOME.
C YA L8R ;b
ALSO:
WATCHING DUDES CLAMOR AND COMPETE TO BE THE « FIRST » TO LEAK A RECORD IS LIKE WATCHING SOME DARK PEDO-CUCKOLD FANTASY GAMESHOW WHERE THE WINNER GETS CYBERWANKED AND TOLD THEY ARE COOL BY TEENAGE BOYS FOR ANOTHER MAN’S ACCOMPLISHMENTS.
I JUST POOPED. »
Du génie que je vous dis, trop souvent compris comme du pur nihilisme. Bref, je ne reviendrais pas sur les très nombreuses fois où l’américain a écrit qu’il arrêtait la musique. Je vais enfin me concentrer sur l’album sorti il y a peu, encore sur bandcamp, sous le nouvel avatar de Bedwetter (…), qui pour moi s’inscrit dans la plus pure quintessence de ce que je pouvais attendre de lui.
L’album s’ouvre sur une déclamation biblique qui, si je ne m’abuse, peut être attribuée à Saint-Jean. Au commencement il y eut le mot et le verbe, tous deux dons de dieu. Peut-être que Dieu est un roublard, et qu’il a filé le verbe et le mot à ses rejetons pour qu’ils puissent pourrir et insulter sa création. A ce petit jeu là, Bedwetter est devenu un champion.
Symbole d’une génération pour qui l’incertitude est le seul point de repère, il vomit à la face d’un globe en disgrace ses questionnements, sa dépression, ses addictions et tout ce trop plein dont il ne sait que faire. Pour que l’auditeur l’ingurgite en retour, n’en fasse rien lui aussi, du mieux qu’il peut. Mais aussi pour qu’il se sente un peu moins seul avec, que chaque gerbe d’or soit partagée telle une orgie de foutre, de résidus de drogues, de glaires alcoolisés et de peaux mortes. Pour tout remplir sur le tableau avec du noir, des larmes et du sang. Trouver ça joli, juste pour la beauté du geste. Et puis recommencer. Jusqu’à la mort par satiété.
Rien de nouveau dans le règne du sombre me direz vous. Sauf que Travis Miller est enfin parvenu à être cohérent sur tout un disque. Comme si justement, assumer pleinement son sombre état d’exprit avait posé calmement les plis du lit de mort, et avait soulagé quelque chose de trop pesant au niveau de la création. Comme s’il avait persévéré dans la folie et celle qu’il injecte dans son son. Jusqu’à y toucher le fond, et y trouver une certaine forme de sagesse. Pour souligner encore un peu plus ce constat personnel, je pense que l’américain a enfin compris qu’il pouvait faire autant de bruit et dégager autant de fureur sans trop crier (stoop lights, branch), même s’il continue de très bien le faire (haze of interference). Autre fait, Bedwetter a ici réalisé des instrus humbles mais sérieuses, loin des gros classiques de ses débuts mais qui soulignent mieux que jamais ce qui l’a toujours installé comme un MC hors norme : l’impressionante polyvalence de sa palette de flows.
Les lyrics sont là, pour ceux qui veulent.
« Treat your stupid little problems like a molecule of oxygen
You’re never getting better, you’re addicted to the madness
You’re treated like a muse, are you happy now, Travis?
I could go inside a window and disappear
Just observe, just overhear
If I was glass I’d revert back to sand
Scattered through the sea, I could pass through your hands
None of this will happen, nothing will ever
The things that I believe can never ever happen
I’m standing by a microphone and yelling at a wall
Pick a thousand names, you’re still nobody at all »
Ses plages complètement instrumentales assument pleinement leurs vélleités expérimentales. Pose là encore quelque chose de plus calme et de beaucoup plus abouti (malgré cet éternel recours au lo-fi). Comme si à défaut d’être optimiste vis à vis du monde qui l’entoure, Travis Miller avait développé une bienveillance profonde, presque candide et enfantine, vis à vis de ceux qui partagent un mal être similaire. Il convient donc de citer tout le spleen survivaliste de fondly eulogizing sleep, la tension latente de square movement (superbes synthés en fin de track) et la tendresse amère du cave yourself over de fermeture.
Bedwetter est pour moi (et beaucoup d’autres visiblement) le projet qui installe Travis Miller au sommet de son art. Ceci est un disque qui va faire date bien plus loin que les classiques classements de fin d’année. J’invite donc mes aimables lecteurs et lectrices à filer du pognon à ce putain enfoiré. Parce qu’il fait partie de ce qui est arrivé de mieux au rap depuis des années.