Rob Brown et Sean Booth font de la musique électronique depuis plus de 25 ans. Ils forment Autechre, duo qui a révolutionné la musique électronique à l’aube des années 90 et encore bien après. Ils font partie, avec certains autres qu’il n’est pas nécessaire de citer pour le moment, de ceux qui ont bapti la réputation du label Warp. Et pourtant, rien ne leur a été épargné. Surtout pas le fanatisme, et les excès qui la plupart du temps l’entourent.
En 2013, il y a encore des gens qui débattent de comment il faut prononcer leur nom. Depuis toujours (mais surtout depuis qu’ils expérimentent vraiment), des théories pullulent sur le net en ce qui concerne le terreau scientifico-mathématique (algorythmes, mécanique quantique…) dans lequel ils puiseraient leur inspiration. Dans lequel il conviendrait aussi de chercher des réponses. Des réponses à des questions qui n’ont pas lieu d’être. Autechre possède son propre language et ne souhaite y convertir personne. Ils ne font « que » de la musique, « seulement » de l’art. Ceux qui les ont vus en live savent qu’ils ont toujours maintenu une distance honorable et certaine entre eux et le public. En maîtres de la non-communication (la meilleure qui soit), ils lâchent ça et là des bribes d’explications qui entretiennent le mystère et donc l’émulation. Quelque part, il faut reconnaître que les deux anglais se foutent de notre gueule depuis très longtemps, que nous aimons ça, et que nous en redemandons.
Leur discographie compte onze albums (oui, il faut accepter que pour eux, moins de soixante minutes de musique constituent un EP. Exit donc Move Of Ten de la partie « albums ») pour autant d’EP. On peut la diviser en trois périodes au moins, sans prétendre un instant y déceler l’once d’une incohérence. Avant tout parce que les deux britanniques n’ont toujours fait que ce qu’ils voulaient, à l’abri des courants et des attentes. Durant les années 90, ils ont sévi dans des sentiers aussi tortueux que planants, mais résolument plus « immédiats » que ce qu’ils feront par la suite. Les rythmiques sont complexes mais pas inaccessibles. Le travail sur la nappe, souvent analogique, a contribué à l’immense potentiel immersif de leur musique. Si les oreilles éclairées auront décelé le virage plus expérimental, abrupt et abrasif dès LP5 (1998), c’est réellement de 2001 à 2005 qu’ils laissent totalement la place à des compositions plus abstraites. C’est réellement Quaristice en 2008, qui avec ses formats nettement plus courts et pragmatiques, interrompra cette période. Vient ensuite le temps de ce que j’appelle « la synthèse », avec Oversteps, Move Of Ten (oui j’ose) et aujourd’hui Exai. Parmi toutes ces « périodes » se dégagent un lot incalculables de constantes, de variables et de tangentes, aptes à renverser même les théories les plus simplistes. Si les Autechre ne sont pas les compositeurs en HTML qu’on tente de nous présenter depuis toujours, leur musique demeure et demeurera à jamais insondable et à l’abri de l’analyse. C’est ce qui la rend si belle, et si passionnante. Chacun énonce avec des arguments plus ou moins consistants les albums vers lesquels va leur préférence. Etrangement, l’avantgardisme incompris de la période plus expérimentale s’attire de plus en plus de louanges. Sans doute parce qu’elle est plus compréhensible aujourd’hui, à l’heure où l’expérimentation se démocratise. J’avoue pour ma part vouer un culte sage à Amber et à Tri Repetae, et que Quaristice et Draft 7.30 sont ceux qui me touchent le moins.
Il faut à mon humble avis pour bien envisager Exai, le replacer dans l’histoire entière du duo. Pas seulement dans Autechre, mais aussi dans Leggo Feet et Gescom (projet avec Bola et d’autres qui n’ont jamais rien fait depuis). Deux projets qui prouvent définitivement (puisqu’il le faut, encore…) qu’outre le fait d’être britanniques, amateurs d’électronique et signés chez Warp, Autechre n’a jamais eu grand chose de commun avec Aphex Twin et Boards Of Canada. Pourtant, on ne cesse encore aujourd’hui de vouloir lier ses trois projets diamétralement opposés. Le premier n’a jamais caché sa préférence envers l’acid, l’ambient et la dance music déviante. Les seconds n’ont jamais dit grand chose (ils sont autistes à ce qu’il paraît), si ce n’est que le shoegaze et particulièrement l’album Loveless avaient considérablement influencé leur approche organique et romantique de la musique électronique. Pendant ce temps, Autechre écoutaient de la musique industrielle, de la funk hybride, et du hip-hop. Beaucoup de hip-hop. Autant d’éléments qui auraient pu les voir violer la bass music avant l’heure. Ils n’en avaient pas envie. Ou simplement pas l’envie de se limiter à ça. Autechre n’aime pas les contraintes, encore moins celles qui sortent du cercle technique et technologique qu’ils s’autorisent. Exai est le 1 1 ème album du duo. Pas le onzième. Et même si son artwork est au moins aussi équivoque qu’un t-shirt « I’m such a nerd », il a bien des choses à révéler.
Les glorieux sabras d’hier sont-ils devenus de vieux cons réactionnaires ? La suffisance qu’on guette avec la mesquinerie de l’aigri sera-t-elle leur Chatila ? A l’heure du tout connecté en réseau, de la guerre sans images, des infos transmises à la plèbe sans la moindre vérification, Exai revêt une couleur et une signification toute particulière. Défintivement bien istallée dans son époque.
A la vue de l’imposant nombre de titres, j’ai d’abord cru à un Quaristice 2.0. Stupeur, et tremblements. Il n’en est rien. Exai revisite juste l’oeuvre globale du duo. Et plus de trente ans de musiques inscrites au patrimoine. C’est un pavé, ambitieux, mégalo même peut-être. C’est surtout très humain. Avec excès, contradictions et même une pointe certaine de désenchantement.
La première écoute est sans pitié. Ereintante et radicale. Rien de surprenant pour qui connait Autechre. L’auditeur ne peut d’abord s’attacher à rien mais se laisse ligoter sans peine. Et pourtant, l’équilibre impressionnant, cruel car frénétique et totalitaire, se révèle très rapidement. Dans sa capacité à mêler diamants bruts et pierres polies d’orfèvres pour ce qui est de la partie rythmique et du traitement du beat. A la fois rêche et sensible, hyper texturé et affranchi du moindre ornement. L’ambivalence en toute chose ne guérira certainement pas la schizophrénie d’une amibe. Elle rassurera par contre les amateurs de bordel névrotiquement organisé, d’équilibres mouvants et d’infections du liquide cérébro-spinal. Il y a aussi ce burkini ostensiblement placé sur le résidus mélodique. Sur cette écorce analogique apeurée qui n’a finalement cette fois-ci que peu de droits. Quel bonheur quand son poing s’ouvre enfin, même à de furtifs moments. irlite (get 0) écrase et abosrbe tout. Sans réellement annuler la pléthorique somme de détails qui s’échappe hors des frappes sourdes et des blasts sans fonds. Point de thème principal et malgré tout, tout semble intimement lié. Ceci est un titre rélolument majeur dans la discographie d’Autechre, toutes périodes confondues. C’est peut-être pour ça que les trois titres qui suivent semblent si limités.
Renaît alors cette impression de « faces B dispensables » où le tout aléatoire cher au groupe se perd dans ses propres desseins. Que ça se branle quand même sévèrement à quatre mains. Surtout dans cette impression de voir un peu trop l’interface et les ficelles de MAX/MSP branchées sur un pilote automatique. Car même si le duo ne s’est jamais révélé adepte du tout modulaire ou du tout câblé, quand même, les limites de leur art sont là étrangement trop perceptibles Autechre prouve certes que bien que leur identité soit frontale et distante à la fois, leur investissement du matériel est assujetti à une démarche ludique. Béni soit leur art de dégager hors du temps grace à la technologie actuelle un matériel suranné. Lorsqu’ils tentent d’inscrire le 8-bit dans sa version contemporaine, ça tombe par contre gravement à plat et donne un résultat un peu « geek bas du front ». Le « tout intuitif » c’est comme le coup du flashcode en 2013, un peu périmé. Dommage.
Fort heureusement, des titres comme vekoS, Flep ou l’excellent tuinorizn ré-introduisent les trames post-industrielles, rampantes et bleepiennes qui sont le propre de cette musique de niche. Pas si algébriques et complexes que ça, ces titres là se voient sublimés par un travail impressionnant sur les graves et sur les bas médiums. Pour ce qui est de cette IDM des origines, Autechre démontre encore une fois que sur les plans techniques et logistiques, ils ont au moins trois trains d’avance sur leurs rejetons. Les titres sus-cités introduisent le deuxième chef d’oeuvre de l’album : l’avalanche bladelores. On découvre alors à la cîme du haut fourneau cet ersatz de dubstep primitif et dévastateur, noyé dans les éructations de sa propre matrice et dans des couches ambient qui se laissent enfin inonder de ce fameux « sentimentalisme froidement chaleureux », empreinte identitaire des plus belles compositions du duo. Magnifique, même si l’auditeur exigent pourra déplorer que ça déboule si tardivement, à savoir à la toute fin de la première partie.
Pas encore complètement remis, on constatera avec délice que 1 1 is n’est pas pleinement dépourvu de ce même romantisme léthal. Il est le complément idéal au sublime known(1) de Oversteps. Rien que ça. Nodezsh, runrepik et même spl9, malgré de beaux souffles et de très belles parties focalisées sur l’ambiance, sombrent un peu dans le même ventre mou que sur la première partie. Hautains à excès, criards même parfois, ils semblent avoir déjà été entendus chez eux et ailleurs. Revient encore ce sentiment d’errance, de posture sinueuse un peu plus gratuite, surtout bien moins inspirée dans sa geekerie désinvolte pas rebelle pour deux octets. Accordons leur le droit de ne pas tout réussir. Et encore plus de transformer brillament des essais périlleux là où on ne les attendait pas (ou plus en fait). Comme sur cloudline, petite bombinette de dub infecté et ascencionnel, ou le ludique et brutal deco Loc. Mais rien d’aussi revigorant que le hip-hop et les breaks purs et durs de recks on. Les fans du projet Leggo Feet et des productions Skam ont là une savoureuse friandise pour leurs conduits auditifs d’esthètes. Là aussi pas de thème, aussi bon soit-il dans lequel se morfondre. Le titre évolue dans un sillon fracturé surprenant. YJY UX, ses beats çinglants et chirurgicaux sur un canevas abrasif et nébuleux, ferme avec autant de force et de talent ce onzième opus.
Nul doute qu’après avoir scanné bêtement le sésame, tout un tas de connards vont tenter de superposer les deux parties pour y trouver une énième signification masquée. Je réclame le droit de m’en amuser et de n’en vouloir à personne. Autechre déchaîne à nouveau les passions et les théories les plus fumeuses. C’est tant mieux. Certains adultes acceptent heureusement de renoncer au décryptage. Les membres de Autechre emporteront une nouvelle fois avec eux la seule véritée non tronquée possible. Avec la possibilité qu’eux même n’y aient pas songé. Exai comporte son lot de titres magnifiques et de parties plus qu’inégales (dont on de doutera pas ostensiblement de l’originalité ni même de la date de composition). Exai est indivisible de l’oeuvre complète et de la révolution électronique qu’ils ont opéré il y a bien longtemps. Il aurait pu par contre être divisé de moitié pour faire taire toute critique. Pour beaucoup de gens (même pour ceux qui ne l’ont pas encore écouté), Exai est déjà l’album de l’année. L’excès est human after all.. Convenons malgré tout que Exai est un très bon album, puisque c’est un album d’Autechre.
(Les versions digitales sont déjà disponibles, y compris celles pour les audiophiles patentés chers au duo, tandis que les versions physiques ne seront disponibles que dans un peu plus d’une semaine. Il serait par contre bien temps de ré-éditer comme il se doit les vieux albums dans leurs versions vinyles)