Il n’y a pas plus casse-gueule que l’album-concept. Ce foutu principe abouti, dans la grande majorité, à des albums produits à la va-vite et courant à vau-l’eau. Finalement, un concept-album se singularise uniquement par la transformation d’une idée purement théorique en un produit fini musical purement pratique. Alors quand le légendaire Robert Hood décide de convertir un documentaire en une parabole musicale, il y a de quoi rester circonspect.
Pourtant, s’il y a bien un bonhomme capable de transposer une image en son, c’est Robert Hood, étant donné son passif militant (le mec est tout de même le créateur du collectif insoumis Underground Resistance avec Jeff Mills et Mad Mike). Robert Hood est un homme façonné par Detroit, un homme n’ayant jamais délaissé sa ville, cherchant perpétuellement à la replacer avec pugnacité sur la carte des territoires oubliés qu’il ne faut pas abandonner.
Motor: Nighttime World 3 se propose de revisiter le formidable documentaire « Requiem For Detroit » de Julien Temple, sorti en 2010. Dans ce dernier, on y voit comment une ville dépendant d’un seul secteur, d’un seul objet de consommation, la voiture, a pu perdre de sa superbe pour se retrouver reléguée dans les bas-fonds d’une économie ogresse. Comment mettre en musique la déliquescence socio-économique d’une ville subissant la crise depuis plusieurs décennies ?
Alors qu’on était habitué à une techno puissante et rêche, ramonant les cerveaux à grands coups de kicks dévastateurs (dernier exemple en date, son frontale Omega), Motor: Nighttime World 3 permet de découvrir un Robert Hood assagi, laissant la ville de Detroit prendre les commandes. C’est que la Motor City n’est plus ce monstre urbain qu’elle était. La ville est aujourd’hui envahie par la végétation, laissant ainsi apparaitre la première conurbation post-apocalyptique. Entre terrains vagues et asphaltes dévorés par les mauvaises herbes, Detroit poursuit sa lente mutation. Est-ce pour autant une descente aux enfers ? Non, la ville est seulement en train d’inventer une nouvelle façon d’envisager l’urbanité, en laissant la toute-puissance aux interstices, aux vides et à ceux qu’on ne voulait pas voir.
Motor: Nighttime World 3 puise donc dans ces espaces pour aboutir à des créations techno d’une rare profondeur émotionnelle. Les lignes acides se mélangent aux éléments ambients, le miminalisme techno 90’s découvre la profondeur des basses d’aujourd’hui. De Motor City à Hate Transmission, on se fait malmener en douceur, notamment via des kicks imparables. Mais Robert Hood excelle davantage lorsqu’il joue la carte métaphorique, notamment sur Black Technician se construisant devant nous, telle une voiture en plein assemblage. La confusion s’installe alors, et les images deviennent évidentes. Pendant 1h20, on évolue au rythme de Detroit, on s’imagine parfaitement une ville en plein questionnement, cherchant inéluctablement une porte de sortie tolérable.
En misant sur nombre de morceaux non-techno, Robert Hood peut aussi déployer pleinement l’histoire de sa ville et la prédominance d’une culture jazz encore tenace. Et si le salut se trouvait justement dans cette histoire ? En clôturant son album par trois pistes résolument marquées par le jazz, Robert Hood ne chercherait-il pas à prouver que c’est en puisant dans ses racines que Detroit pourra retrouver de sa superbe ? En tout cas, de la complainte désenchanté de Slow Motion Katrina à l’optimisme assumé d’A Time For Rebuild, l’espoir est enfin permis.
Robert Hood signe avec ce Motor: Nighttime World 3 un album de techno exemplaire de lucidité. Cet hommage à Detroit est d’une sincérité rare. Il faut envisager cet album comme un témoignage poignant d’un de ses plus fidèles habitants. Parions que l’album fera date, non pas dans la discographie de Robert Hood, mais plus largement dans la discographie de la ville. Vous vous demandez à quoi ressemble un monument techno ? Il ne vous reste plus qu’à écouter ce chef d’œuvre.