Bien que maintes fois unanimement salué par la critique, l’oeuvre discographique de l’islandais Valgeir Sigurðsson ne m’a jusqu’ici jamais pleinement séduit. En revanche, son travail d’ingénieur (enregistrement, mixage et mastering) ne connait aucun accroc. Collaborateur attitré de Björk, de Ben Frost et d’Hildur Guðnadóttir (pour ne citer qu’eux), l’islandais sait sublimer toutes les forces d’un disque. Il est aussi le créateur du désormais célèbre Greenhouse Studio, où la plupart des pensionnaires de son label Bedroom Community ont fait leurs classes, comme les plus que talentueux Nico Muhly et Paul Corley.
En terme d’écriture, Sigurðsson jette son dévolu sur une musique orchestrale striée par l’électronique. Depuis plusieurs années déjà, il perpétue un travail de déconstruction de la notion d’orchestre. Je veux dire par là qu’il enregistre séparément chacun des membres d’un ensemble pour se livrer à loisir à un travail de stratification particulier. Ce qui laisse une place non négligeable à une composition elle aussi déconstruite, à un mixage clair et à une intégration sans douleur de l’électronique. Même si les textures digitales sont moins présentes que sur ses précédents albums, ce procédé est parfaitement poussé sur Dissonance, enregistré en compagnie de la Reykjavik Sinfonia et sorti il y a quelques semaines.
L’intitulé du disque et ses méthodes d’enregistrements décrites plus haut devraient se suffire à elles-même pour justement ne pas avoir à décrire ce que l’auditeur pourra entendre de manière autonome. L’islandais parvient une nouvelle fois à casser les clichés « peplumesques » des musiques symphoniques issues de la plus pure tradition occidentale. Si l’électronique se dresse comme un incontestable vecteur de modernité, le rafraîchissement du tableau décrépi ne se situe pas seulement là. Comme indiqué dans le sommaire dossier de presse, l’islandais a composé cet album aussi bien dans des moments d’allégresse que dans la tristesse ultime. Son invitation au voyage dans le temps et dans les dissonances du monde moderne n’a donc pas que des ambitions strictement formelles, mais relève de quelque chose de beaucoup plus intime.
Ne connaissant pas intimement l’islandais, je m’en vais une nouvelle fois me livrer à une digression toute personnelle. Parce que la musique me sert (aussi) à ça, et parce qu’il n’est pas incongru d’énoncer l’idée que Dissonance célèbre surtout le deuil de la constance.
Dissonance m’évoque donc le crépuscule du monde après un cataclysme engendré par l’humain. Le dernier de l’espèce est condamné à survivre dans un bunker, et se doit d’écrire le bilan de sa propre vie, mais aussi celui de sa civilisation. Le fleuve du temps est devenu une flaque d’eau, dans laquelle il est possible pour lui de sauter à pieds joints sans s’y noyer. Le dernier humain sur terre ravive dans l’ombre les braises de ses propres lumières. Les moments de paix lui ont pris ceux qui l’avaient engendré, il a vu ceux qu’il avait enfanté tomber en temps de guerre. Il n’a au fond rien aimé ni personne, si ce n’est l’idée qu’il s’en faisait. Car lui comme ses semblables n’ont été que les esclaves du temps, cet autre intime qui altère et détruit tout, jusqu’au moindre sentiment. Les chiens ont mangé les chiens. Dieu est le temps en plus d’être un fils de putes. S’il lui prête encore un peu vie, un jour, le dernier homme sur terre le tuera. La seule constance, le seul contrat que l’homme remplira, c’est qu’un jour oui, tout disparaîtra.
En attendant ce jour, il convient d’écouter en boucle les 22 minutes du sublime titre éponyme d’ouverture (viole de gambe de haute volée). Tellement puissant qu’on aurait même pu penser qu’il écraserait tout le reste. Mais pas la solitude du piano lardée d’effets qui renvoie aux lentilles boursoufflées de Sokourov sur No Nights Dark Enough III. Fear and Grief and Pain. Ni même l’entièreté de 1875 I. Waterborne, véritable climax du disque, aveuglant d’espoirs en un lendemain de crins qui ne doit pas mourir.
Entre ombre et lumière, dans la guerre comme dans la paix, Dissonance se doit d’être écouté en haute rotation. Jusqu’à s’en étourdir et à s’y pendre. Parce qu’il arrive trop rarement que l’humain se fasse le pouvoir du temps.