Province de Hunan. 1997. Hong-Kong est sur le point d’être retrocédé à la Chine, juste avant la grande vague de dénationalisation qui va laisser un nombre incalculable de travailleurs industriels sur le carreau. A quelques kilomètres de barraquements de fortune, véritables clapiers à ouvriers, règne un monstre de metal. Distillant ses flammes oranges dans un ciel mouillé. Un astre guerrier noir, tournant sur la vallée. On dirait la nuit un vieux chateau fort, bouffé par les ronces, le gel et la mort. Le soleil s’y fait rare. Comme une trancheé rouge, saignée sur l’espoir.
Yu Guowei s’agite ici, au milieu de la perpétuelle transhumance ouvrière. Il est le chef de la sécurité, veillant à la bonne marche de la fourmilière. Une vague de crimes sordides et sauvages commis sur des femmes occupe la police locale, dirigée par l’officier Zhang. Yu Guowei va se greffer à l’enquête, jusqu’à y vouer une vitale obsession.
Une pluie sans fin est le premier film du chinois Dong Yue, qui avait fait ses premières armes en tant que chef opérateur pour des productions anecdotiques. Un technicien de métier donc. On comprendra en conséquence mieux tout le soin apporté à ce formalisme virtuose. Les prises de vues aériennes sont particulièrement sidérantes, la direction de la photographie polie à l’extrême, les conditions de tournage éprouvantes pour mieux coller à la réalité. Ajoutons à cela l’intelligence de faire exister ses deux véritables premiers rôles (l’usine et la pluie) aussi bien à l’image que dans le son.
Le risque dans ces cas là, face à tant de beauté, c’est d’ouvrir la voie à un oeil de spectateur attentif et suspicieux. On s’étonnera donc qu’un technicien formel aussi doué que Dong Yue ai pu laisser passer des fautes flagrantes sur un montage (déjà approximatif, par moments) qui méritait forcément mieux. Des inserts visuels sont effectivement aisément visibles, de même que des rajouts sonores trop flagrants issus de studio de sound design (mis à part ça la prise de son en tant que telle est juste irréprochable), ainsi qu’un phénomène d’upscaling 4K parfois assez grossier poussé sur la photo (c’est en tous cas l’effet que ça m’a fait sur l’écran qui m’a permis de voir le film).
Soyons clairs, le spectacle visuel est juste époustouflant. Je me permets d’émettre certaines critiques parce que justement, quand le niveau esthétique est à ce point poussé à l’extrême, j’estime que le réalisateur ne peut pas se permettre la moindre approximation.
Avant de plonger dans ce que j’appellerais le coeur du propos, il convient quand même de s’étonner de l’accueil fait au film par les professionnels. Nombreux sont ceux qui saluent ce « Fincher de l’Empire du Milieu », cet hommage hitchcokien (certains parlent même de plagiat) à Memories Of Murder. Il y quand même un moment où l’arrogance des critiques, pour ne pas dire le snobisme, affleure un niveau de condescendance et d’escroquerie qui dépasse l’entendement. Il y a même des entrefilets qui invitent à célébrer ce nouveau « maestro du thriller asiatique »…
Je vais m’arrêter là pour ne pas me relancer l’ulcère, mais quand même, relier un film noir chinois à un thriller de tradition coréenne, c’est juste se foutre de la gueule du monde. Alors oui, la course-poursuite pluvieuse et encapuchonnée dans l’usine rappelle un peu la poursuite de John Doe par l’inspecteur Mills dans Seven. Oui, il y a ce même terreau social, ce même rapport aux conclusions frustrantes de l’enquête et ses semblables conversations enfumées déjà entrevues dans le chef d’oeuvre de Bong Joon-Ho. Mais de là à réduire Une pluie sans fin à ses quelques influences et à lui attribuer une absence de propos, je me demande réellement si on a vu le même film.
Dong Yue est au fond un cinéaste roublard plus que prometteur. Je pense qu’il a réussi à faire croire aux spectateurs et aux critiques qu’il sabordait son film dans des fautes de rythme, dans un mélange de polar, de bluette sentimentale et d’invitation à la méditation nihiliste. Et qu’il a maquillé son véritable « crime » dans une enluminure esthétique et formelle de très haute volée. Sans doute pour échapper à la censure de son pays, puisque pour moi, Une pluie sans fin est avant tout une diatribe anti-maoïste et anti-totalitariste assez ébouriffante.
M’apprêtant à livrer une interprétation et une explication du film qui dépassent allégrement les limites du spoil (ça rapporte des points google d’écrire ça, izi), j’invite les seuls visiteurs qui l’ont vu et ceux qui n’ont pas l’intention de le voir (et que seul mon onanisme scribouillard et mental intéresse) à poursuivre la lecture. Les autres peuvent directement se rendre au paragraphe de conclusion.
Revenons donc au premier plan du film. Quand Yu est sur le point de sortir de prison. L’administration lui demande son nom, et après qu’il se soit exécuté, la signification de ce dernier. « Vestige d’une nation glorieuse » répond-il. Et quand on lui demande quel est le nom de famille parmis ceux là, il répond « Inutilité ».
Qui est Yu en fait ? Cet homme qui reste toujours à la porte des deux grandes institutions qui régissent la vie des « camarades » : l’usine et la police. Nous savons qu’il n’appartient pas à la seconde puisque les flics lui accordent une faveur en laissant cet idiot vaguement utile participer à l’enquête. Mais travaille-t-il réellement dans cette usine qu’on ne voit jamais de l’intérieur ? N’est-il pas au fond qu’un errant, naufragé du système, qui veut travailler encore, forger l’acier rouge avec ses mains d’or ? Ce benêt avec lequel on rit autour d’un verre d’alccol bon marché ou d’une clope, parce qu’il divertit la plèbe avec les histoires qu’il se crée à partir de rêves qui naissent et meurent sous cette putain de pluie ? Yu n’est-il pas au fond qu’une victime de ce ruissellement, qui a cru qu’après être resté à la porte de l’usine, il deviendrait un héros national en résolvant un crime ? L’avant dernière scène, face au gardien du temple et à ses chiens de l’enfer, quand le monstre de fer en jachère est enfin prêt à retourner à la poussière, livre à mon sens la réponse.
Yu est allé jusqu’à fantasmer sa vie glorieuse d’employé modèle. Dans un système totalitaire où l’on existe avant tout de par son épuisement au travail, ses aptitudes au sacrifice et à l’aliénation pure et simple. Il a même sans doute inventé l’existence de cette jeune fille qu’il ne touche pas. Elle aussi issue de cette classe laborieuse, qui nourrit des rêves de prospérité dans un monde qui bouge et mute trop vite. Où les territoires se négocient comme la rentabilité d’un ouvrier. Et où les peuples restent le regard planté vers la terre, en attendant que la pluie se cristallise en neige pour tourner enfin les yeux au ciel, et affronter une réalité qui les dépasse et où ils ont cessé d’être acteurs.
Si le meurtrier demeurera sans visages, ce n’est pas pour nier son existence, mais pour rabaisser à mon sens son niveau de responsabilité. Comme celle de Yu et de son passage à l’acte juste après la disparition de la jeune fille qui venait de lui demander de se réveiller. Yu a tué, parce que c’était son seul moyen d’exister dans la réalité. Aussi funeste soit-elle. Les vrais coupables sont ailleurs. Dans l’usine et dans ses gargarismes infernaux, et plus largement dans ce système où tu crèves plutôt que d’être crevé.
Yu est juste un schizophrène de plus parmi tant d’autres forçats et naufragés de l’esclavage moderne. La prison ne l’aura pas guéri d’une escalade universelle dont nul ne voit poindre le sursis.
Malgré les quelques écarts de réalisation qu’on pourra lui reprocher, Une pluie sans fin est un premier film foutrement malin, radical et obsédant. Un film avec un véritable propos de cinéaste, où le spectateur est invité à pleinement se mouiller pour affronter sa triste réalité. Donc forcément plus que recommandé.
J’ai lu toutes les critiques presse et spectateurs et pas une seule ou si peu aborde l’aspect onirique ou schizophrénie du héros…oui la réponse est dans la scène avec le gardien ou il répond qu’aucune récompense a été donné en1997… Donc bravo pour votre analyse, il faut le dire, c’est vous qui me confortez dans mob doute et même si des images peuvent nous induire en erreur, j’aime cette idée la que tout part de son imagination et la c’est plus Seven ou Memories of Murder auxquels on songe mais tout simplement au film de David Fincher avec Edward Norton et Brad Pitt Fight Club sur le dédoublement de personnalité.
Je suis en grande partie d’accord avec votre analyse.. reste un doute sur l’existence de la « jeune fille » qui me pose soucis: Yu est présent dans toutes les scènes qu’il « imagine » ou « déforme », mais a un moment, elle va s’assoir au restaurant en face du salon de coiffure, seule sans lui (elle parle même au serveur) juste après avoir fouillé dans ses affaires…
C’est une hypothèse, en aucun cas une certitude. Mais la question mérite d’être posée.
C sûr il fallait se mouiller
On te mâche pas mais alors pas du tt le travail
Je suis arrivé à la même conclusion en bcp plus vague, à propos du héros
Merci de l’analyse
belle analyse autorisée et sympathique!