Comme beaucoup d’autres avant lui, Moïse a débarqué à Mayotte, en France, à bord d’un kwassa (embarcation de fortune) sur la plage de Bandrakouni. Il venait probablement d’Anjouan, une île des Comores. Sa mère, qui envisageait ce petit bout d’Europe au milieu de l’ocean indien comme un eldorado, l’avait méticuleusement emmailloté dans un tissu rouge et jaune pour qu’il survive à la traversée. Mais Moïse a un oeil noir et un oeil vert. Il a les yeux vairons. L’oeil du djinn. Il est donc un mauvais présage.
Sa mère l’abandonne à Marie, une infirmière blanche, une muzungu en mal d’amour, qui l’élèvera comme le fils qu’elle n’a pas eu. Comme l’enfant que son bel amant Chamseddine n’a pas voulu lui offrir, lui préférant une jeune comorienne.
Jusqu’à ses quinze ans, Moïse vit comme beaucoup d’enfants d’expatriés. Il va à l’école, fait des pique-niques au lac Dziani, lit mille fois l’Enfant et la Rivière jusqu’à nommer son chien Bosco. Il est cet enfant noir élevé par une femme blanche, seule, qui lui prépare des bols de céréales. Et il ne pose que très peu de questions.
Peu après qu’il eut appris la vérité sur ses origines, Moïse voit mourir Marie brusquement. Hagard, il erre dans Mayotte accompagné de son fidèle Bosco, arborant son éternelle sacoche marron en bandoulière, qui contient le livre qu’il chérit tant. Dans une motivation probablement inconsciente de renouer avec ses origines et les enfants dont il aurait pu faire partie, il gagne Kaweni, un ghetto à la lisière de Mamoudzou, où il rencontre La Teigne, Rico, Nasse et surtout Bruce, qui règne du haut de ses quinze ans en maître sur le quartier qu’il aime à renommer Gaza. Moïse est désormais un de ces innombrables enfants des rues, que les associatifs et humanitaires blancs appellent « mineurs isolés ». Il fume du chimique, vole des savates à la mosquée, se baigne dans la ravine, participe à des mourengués, entretient avec Bruce une relation toxique, faite de tensions et de rivalité…
Utilisant les personnages centraux de son roman comme autant de différents narrateurs, Nathacha Appanah réalise un récit âpre et sans concessions à propos d’un ghetto français bien trop lointain pour que les médias traditionnels s’en soucient. Si le premier chapitre est absolument exceptionnel, l’ensemble du roman se voit touché par ce rythme acéré, ce débit d’écriture si poétique et si violent, semblable à un râle sourd illuminé de réalisme.
On regrettera peut-être néanmoins le manque d’épaisseur et donc d’intérêt vis à vis d’un personnage comme Olivier, tout comme on questionnera le niveau de langage équivalent entre celui d’un enfant des rues qui ne parle que le simahore, et celui d’un gamin qui a eu accès à l’éducation. Mais l’important ne se situe pas là.
Comme souvent pour ses romans, la mauricienne s’est ancrée sur place, a posé son regard sur ses enfants du désordre et a bénéficié d’informations concrètes grâce à ses contacts locaux. On est donc bien loin de la purement néo-colonialiste fiction, du lagon, et de cette vie confortable et protégée d’expatriés blancs qui ne demandent même pas pardon.
Bien au-delà du regard de Marie, elle nous soumet un roman et un document sur le quotidien de ce lointain et 101ème département français. De là où elle nous parle, ce pays ressemble à une poussière incandescante, elle sait qu’il suffira d’un rien pour qu’il s’embrase. Son narrateur ne se souvient pas de toute sa vie car ici ne subsiste que le rebord des choses et le bruit de ce qui n’est plus. Elle se souvient de ça. Probablement de cette mémoire vivante, comme tout ce qui naît d’une plaie béante.
Lisible en une ou deux sessions tant il prend aux tripes pour ne les lâcher qu’à un dernier mot auquel on reste suspendu, Tropique de la Violence est un roman touché par un rare niveau d’excellence, à recommander à tous ceux pour qui la poésie et le lyrisme se situent aussi dans une autre réalité de la migrance.
« Ne t’endors pas, ne te repose pas, ne ferme pas les yeux, ce n’est pas terminé. Ils te cherchent. Tu entends ce bruit, on dirait le roulement des barriques vides, on dirait le tonnerre en janvier mais tu te trompes si tu crois que c’est ça. Ecoute mon pays qui gronde, écoute la colère qui rampe et qui rappe jusqu’à nous. Tu entends cette musique, tu sens la braise contre ton visage balafré ? Ils viennent pour toi. »