Ici comme ailleurs, on ne présente plus Tim Hecker. Parce que « pitchforkisé » et édité par Kranky, le canadien fait partie des épouvantails ambient connus même des étrangers au sérail. Tout comme Eno hier et Fennesz aujourd’hui, il vampirise ce genre tentaculaire et aimente tous les projecteurs à la moindre de ses sorties. On pourrait regretter que certains de ses rejetons n’aient qu’un droit d’ombre, mais ce serait oublier pourquoi Tim Hecker en est là. Parce que c’est un génie, de ceux qui élaborent courants et techniques plutôt que de s’inscrire en suiveurs. Il n’y a aujourd’hui guère que Fennesz, Ben Frost, Lawrence English, et dans une moindre mesure Rafael Anton Irisari, pour se situer dans une oeuvre et une démarche comparable. L’art pour l’art, sans équivoque ni compromis, à l’abri de l’intellectualisation et de l’analyse objective. Avec le risque qu’on passe à côté. Non pas parce qu’on a pas compris. Juste parce qu’on a pas aimé.
Je ne vais donc pas perdre mon temps (et vous faire perdre le vôtre) à vous expliquer pourquoi j’ai particulièrement adoré Harmony in Ultraviolet et An Imaginary Country, détesté Dropped Pianos et Instrumental Tourist (pour celui-ci la présence de Daniel Lopatin est un indice suffisant) ou pourquoi je suis passé complètement à côté de Ravedeath, 1972 (encensé à l’époque de Chroniques Electroniques par l’inaltérable B2B). Je ne vais faire que vous expliquer pourquoi Virgins fait partie de ces albums devant lesquels je ne peux que m’agenouiller. Parce qu’il s’inscrit dans une certaine continuité. Et parce qu’à force de craqueler les motifs du monde, il nous permet de les tutoyer.
Virgins est sans doute l’oeuvre la plus mystique, philosophique et déséquilibrée de Tim Hecker. Avec certes toujours ce même goût pour les vifs contrastes, la caresse avec les limites dans la manipulation des gros volumes, les fresques solennelles se déclinant en di(ou tri)ptyques, et ces hymnes mélodiques (presque pop) camouflées dans des stratifications longues et complexes. Mais il y a cette fois-ci plusieurs partis pris autrement plus visibles que par le passé.
La musique de Tim Hecker se doit à mon avis d’être écoutée les yeux fermés. Avec pour seuls supports visuels ceux qu’on se crée. Il ne nous a jamais dit où il nous emmenait. En se montrant aujourd’hui autrement plus « concret » (bien qu’armé cette fois d’un concept qui l’est beaucoup moins), il nous dévoile les ficelles de ses compositions, et révèle ainsi comment il parvient à nous y perdre. En exhibant ses propres fantômes (An Imaginary Country et Mirages plus précisément), ceux qui nous rassurent parce que nous avons appris à les connaître, il fait danser les spectres des réalités déformées et nous fait oublier même fugacement nos propres répétitions. Il érige des édifices grandiloquents dépourvus du moindre mur porteur, pour que dans un simple souffle leur disparition nous rappelle quelle était leur ampleur. Un peu comme jeter des pianos du haut d’une tour, pas pour les détruire, mais pour leur faire honneur.
Qu’il puisse résonner quelque chose d’aussi beau d’une construction aussi déglinguée (Live Room, Live Room Out) est insoutenable. J’attends la mort avec l’impatience d’une vierge au soir de ses noces : pour passer ma première nuit avec Dieu. Pour la seule et unique raison valable de croire en lui. Parce que c’est incroyable !
Tim Hecker a également relégué les synthétiseurs, les orgues, les harmoniums, les ampoules et les pistons à un palier inférieur. En comparaison à Ravedeath, 1972, la place des différents intervenants est autrement plus « assise » et plus définie. Avec cette fois encore les esthètes de chez Bedroom Community. Ben Frost et Paul Corley en tête (leurs empreintes sont plus que palpables sur les plus beaux titres, et là où il y a du piano : Virginal, Live Room et Stigmata), relayés par les vrais talents de Valgeir Sigurðsson pour ce qui est de la pure enluminure. Il y a aussi des instruments à vent, traités ou non, qui apporte un lot de gargarismes ambivalents du plus bel effet. Sur Virginal I plus particulièrement, on pourrait voir la bête se racler la gorge et laisser exhaler son haleine de poney. Voilà qui réchauffe et inquiète, même chez ceux pour qui les talents de fractures et de distorsions de Ben Frost ne sont plus de l’ordre du secret.
Virgins invite au déséquilibre aussi parce qu’il est intégralement mixé, bannissant comme il se doit le mode shuffle. Mais surtout parce qu’il irradie, séduit, dérange et malmène autant dans ses purs moments de grâce que dans ses errances. Il est de ces grands albums qui dans leurs aptitudes à diviser feront forcément parler. Certains y verront de la pédance, d’autres une manière d’envisager la narration et le tracklist purement géniale. Ses radiations ne sont plus curatives, elles soulignent certaines tumeurs. Il n’existe de plus beaux Evangiles que ceux chez qui on accepte aussi les erreurs. Quelques grammes de volupté démembrée sur l’autel d’une triste réalité, Virgins et ses petites miettes de Dieu laissent entrevoir pour moi le visage des vestales du Seigneur.
« Il érige des édifices grandiloquents dépourvus du moindre mur porteur, pour que dans un simple souffle leur disparition nous rappelle quelle était leur ampleur. »
Oui. C’est exactement cela.
Et l’ensemble de ces mots est le plus plus pertinent que j’ai pu lire jusque-là, malgré le recours à un vocabulaire trop religieux.