En plus de vingt-cinq ans de carrière, malgré une renommée injustement moindre en comparaison de certains de ses « collègues », l’allemand Thomas Köner aura laissé d’indélébiles empreintes sur l’ambient, même si cette étiquette est déjà bien trop étroite pour y emprisonner ses très nombreux talents. Car même si ça ne veut plus dire grand chose aujourd’hui, il est un artiste multi-media. J’entends par là que ses compositions sont plus que jamais indissociables d’installations ou de performances audio-visuelles, sans qui, elles perdraient quasimment toute leur raison d’être.
On en oublierait presque qu’il fut dans les années 90 membre de Porter Ricks, duo prototechno avec Andy Mellwig, plus particulièrement connu pour son « nautical sound ». Son éternelle passion pour le field recording et les basses fréquences ont même conduit par la suite les étiqueteurs compulsifs à l’ériger en précurseur de « sous genres » encore plus vains que d’habitude, comme « l’arctic ambient » ou « l’ambient isolationniste ». Pour ce qui est de la première appellation, on peut pardonner et convenir du bien fondé da la chose face à d’immenses disques comme Teimo, Permafrost, Daikan ou plus récemment Novaya Zemlya, tant la sensation qu’il y ouvrait des glaciers en deux y était présente. Si La Barca est à dissocier de cette série et reste à mon sens son oeuvre la plus passionnante, ces quatre disques, n’ayons pas peur des mots, sont également de purs chefs d’oeuvre.
Après avoir connu de grandes maisons comme Barooni, Mille Plateaux ou Touch, l’allemand s’est ouvert depuis 2012 les portes du très ambitieux, financièrement convaincant, et légèrement fourre-tout musicalement Denovali, où s’est entamée une trilogie de Tiento. Premier de la série et perpétuant son affection pour les contrées gelées, Tiento de las Nieves est pourtant un album d’un rare ennui et fut accuelli avec fraîcheur et distance par les critiques au moment de sa sortie. Dans une confidentialité quasimment similaire paraîssait il y a quelques semaines le deuxième tome, cette fois-ci consacré à la lumière, le bien nommé Tiento de la Luz.
Je vais bien volontiers vous épargner les éléments du dossier de presse qui, comme souvent chez Denovali, sont particulièrement inutiles en plus d’être mal écrits. On y apprend cependant qu’un Tiento est une musique espagnole du milieu du XVème siècle composée au clavecin, et que Köner s’est profondément inspiré du Tiento del primer tono de Antonio Cabezon pour composer les siens. Le discours de l’allemand est quant à lui autrement plus intéressant, surtout quand il crée des liens entre la tonalité musicale et l’intention qu’on lui apporte. La contraction des deux mots forment l’intonation, et après bon nombres d’écoutes, cette dernière précision résonne comme tout sauf comme un cache misère.
On est frappés dès le premier morceau par le minimalisme des procédures de composition. Les différents pianos, joués par Ivana Neimarevic (déjà présente sur Tiento de las Nieves), y tiennent un rôle essentiel. Qu’il s’agisse d’un étrange et surprenant clavinet (mélodiquement franc) ou d’un piano tout ce qu’il y a de plus classique (mais souvent atonal), leur jeu est focalisé sur des notes ou des accords plaqués, cherchant la rondeur et des réverbérations naturelles grâce à d’omniprésents appuis sur les pédales. Pour accentuer la profondeur et les contrastes, ils sévissent dans de très grandes amplitudes de tonalité et ne sont jamais aussi beaux que lorsqu’ils sont accompagnés par les longs et gravissimes segments d’une viole de Gambe (jouée par Srdjan Stanic). Thomas Köner se « contente » d’être le garant d’une toile de fond, usant de quelques gongs et carillons, de son traditionnel processing et de ses field recordings toujours aussi exceptionnels. En comparaison de ses illustres travaux passés, Tiento de la Luz est loin d’être un pur album de field recorder. Et pourtant, sur au moins trois titres (les parties 2, 3 et 4), des basses fréquences promptes à dévoiler les abysses d’un monde en perdition résonnent au diapason, et élèvent finalement l’ensemble comme un véritable disque d’exception.
Car Thomas Köner n’a pas fait que composer un simple disque conceptuel autour de la lumière. Il y danse avec elle en la prenant par la main. La réduit au silence puis la ravive devant ses propres flammes, la calfeutre et la tamise avec douceur pour mieux lui permettre de percer les ombrages. Il la souligne, l’embrase, comme on tutoie le diable dans ses reins. En adversaire des représentations verticales, il lui fait partager la couche de son opposé, parce qu’il sait qu’on ne la contemplera jamais aussi bien que dans l’obscurité.
Voilà qui tombe bien, puisque le dernier tome de la trilogie devrait être consacré à la dernière citée. Tiento de la Luz est en tous cas un disque d’une finesse exceptionnelle, d’une élégance et d’une subtilité rare. Une oeuvre de musique classique contemporaine qui salue son passé. Elle vous est donc vivement recommandée. A écouter quand la nuit remue, quitte à traverser les ténèbres quand la lumière fuit.