Jack aimerait être ingénieur, ou architecte. Ingénieur-architecte en fait. Pour pouvoir jouir du rang d’artiste. Jack veut surtout construire une maison, une oeuvre qui laissera une trace, mais ne parvient pas à l’achever. Jack est méticuleux, obsessionnel et voue une passion toute particulière à la propreté. Il s’adonne également au meurtre, qu’il considère comme un art. A chaque « incident » qui jalonne le récit, il progresse dans la mise en scène et dans la dimension artistique qu’il tend à leur attribuer. Pour construire un ensemble plus grand, avec des fondations solides. A mesure que l’étau policier se referme inéluctablement sur lui, Jack abandonne peu à peu sa minutie au bénéfice du risque et d’une performance qui jouirait d’on ne sait quelle immunité. Au paroxysme de son art, au juste moment où il peut poser la dernière pierre de son édifice, Jack se découvre un ami, une conscience, en la « personne » de Verge, qui va partager ses questionnements et ses errances, mais surtout le guider vers la destination finale qui guette tout psychopathe en puissance.
Au milieu du chemin de sa vie, Jack se retrouvait dans une forêt obscure, dont le droit chemin était perdu. Avant lui, rien ne fut créé, sinon l’Eternel. Et Jack rêve de durer éternellement. Vous qui entrez en spectateur de son sillage, abandonnez toute espérance.
Qu’on le veuille ou non, Lars von Trier produit et met avant tout en scène un cinéma de festival. Il doit d’ailleurs une grande partie de sa renommée au festival de Cannes. Oui, oui, celui là même qui chantait ses louanges depuis 1984 avant de le déclarer infréquentable en 2011 suite à ses propos ambigus sur le IIIème Reich, et qui cette année l’a laissé ouvrir les festivités en présentant The House That Jack Built hors-compétition. La société du spectacle a ses codes, ses chantres, souvent semblables à ceux qu’on croise dans une Divine Comédie.
Adulé ou conspué, le réalisateur danois se voit souvent précédé d’un parfum de scandale qui maintient une émulation profitant à tous les pans de l’industrie. Et surtout à lui. Mais derrière sa vision naturaliste et pessimiste, ses élans esthétiques alliant l’épure à la poésie, ainsi que la maîtrise totale de la caméra portée qui est la sienne, j’avoue surtout pour ma part ne vouer au cinéma et à la personnalité de Lars von Trier qu’une troublante indifférence. Point de passion, ni d’aversion, même si je considère Breaking The Waves et Melancholia comme ses seuls mais magnifiques éclats.
Je suis donc allé voir The House That Jack Built (posey, en avant première t’as vu) surtout pour voir si le danois pratiquait encore ce cinéma là, ou s’il n’existait plus qu’à travers la vacuité des propos croisés lors de Nymphomaniac, Dogville ou pire encore, dans Antechrist. Pas de déception de ce côté là, puisque son nouveau long métrage livre une réponse très claire, dont je vais vous livrer ci-après une humble analyse.
The House That Jack Built est une curieuse synthèse cousue de troll et de repentance, dans lequel le réalisateur extrait des fragments de ses anciens métrages, et revient sous les traits de Jack sur toutes les accusations dont il a fait l’objet.
Comme réponse aux accusations de misogynie (et d’agressions sexuelles aussi un peu quand même), Lars von Trier livre ici un film où la femme est avant tout envisagée comme simple matériau. Comme un amas de chair anonyme mais numérotée, qui n’a pour seule fonction d’être l’objet d’une pulsion destructrice. Elles apparaissent sottes, naïves ou hystériques. Parfois les trois en même temps. Si Jack s’affuble de soixante victimes durant son parcours mortifère, on choisit ici d’en mettre en images le nombre de cinq. Quatre incidents iront jusqu’au bout et les victimes sont des femmes. Lors du cinquième, les hommes sont étrangement « épargnés ». Pour ceux qui doutaient encore du caractère mûrement réfléchi du procédé, précisons quand même que Jack fait des « picasso » de leurs visages, taxidermise leurs enfants quand il ne leur fait pas subir d’ablation mammaire à vif. Pour parfaire un peu l’analyse (dont je vous laisse la conclusion), rappelons que l’odyssée meurtrière de Jack débute avec le meurtre de la femme numero 1 (Uma Thurman), que Jack tue après qu’elle lui ai renvoyé qu’il n’avait ni l’apparence ni l’envergure d’un tueur en série. On revient donc à la théorie clinique classique et antédiluvienne du catalyseur à décompensation : la femme castratrice provoquant le passage à l’acte. Comme si ça ne suffisait pas, l’ami plus ou moins imaginaire de Jack s’appelle… Verge. Quelle idée saugrenue peut bien envahir les détracteurs du danois de le réduire à son phallus ?
Je vais revenir sur le personnage de Verge, cette synthèse opaque entre un Virgile guidant Dante et un Freud transparent et empathique. Et pas pour me livrer à une critique de son interprétation, opérée avec justesse et sobriété par un certain Bruno Ganz. Si l’acteur suisse a tourné avec les plus grands, comme Win Wenders, Werner Herzog, Eric Rohmer ou Terrence Malick, le grand public a surtout retenu son interprétation d’Hitler dans La Chute. Ceci pourrait être une précision inutile et une parfaite coïncidence si on accepte d’oublier les propos particuliers de Lars von Trier à propos du régime nazi. Ceci revêt une signification toute aussi particulière quand on analyse qu’il a donné à sa « conscience » les traits de celui qui a joué Hitler. Et encore un peu plus quand les velléités architecturales et les monologues de Jack sont souvent ponctuées d’hommages et de références à Albert Speer, architecte certes visionnaire de Germania, mais proche d’Hitler et très bien placé dans l’organigramme nazi. Mais comme pour les accusations de misogynie et d’obsession phallique, tout ceci n’est bien entendu que le fruit du hasard.
Mais trêve de flagornerie, soyons clairs, sur le fond, The House That Jack Built n’est qu’une séance onaniste et cabotine de troll pur qui ne se repent qu’à moitié. Le propos général étant que la pulsion artistique ne doit pas s’embarrasser de morale et d’humanité. A la rigueur pourquoi pas. Je n’ai pas de certitudes sur les opinions politiques de Lars von Trier, ni sur la réalité de sa représentation des femmes, et j’avoue que je m’en fous un peu. Mais je ne vois pas bien l’intérêt de donner autant de grains à moudre à ses détracteurs alors qu’il pourrait simplement se contenter de faire de bons films, dans lesquels il n’aurait d’ailleurs pas à se repentir de quoi que ce soit. Il y a là quelque chose d’un peu enfantin, et de parfaitement vain sur le plan artistique à mon avis. Le véritable problème de ce film est qu’à force de se mesurer l’objet du désir, le réalisateur y dévoile surtout une certaine forme d’impuissance créatrice.
Car oui, sur la forme, en dépit d’une direction d’acteurs sans failles (Matt Dilllon est juste excellent) et de quelques fulgurances (la scène de la chasse, « l’échange » de sophismes entre Jack et Verge, l’édifice des corps) qui apportent leur lots de gloussements et de sourires malsains, The House That Jack Built ne justifie pas grand chose, pas même le scandale qui l’accompagne. Même la dernière demi-heure, où le réalisateur se laisse aller au formalisme métaphysico-mystique, n’est qu’un hommage raté à Tarkovski. On regrettera donc que le cinéma de Lars Von Trier n’existe plus qu’à travers sa réputation sulfureuse. The House That Jack Built n’est rien d’autre que la parfaite synthèse d’une oeuvre volontairement bâclée. Il est semé de jouets cassés : l’itinéraire d’un enfant gâté.