Faire l’éloge de Skam, c’est avant tout se remémorer une époque musicale bénie que les moins de trente ans ne peuvent pas connaître. Boards of Canada, Lego Feet (qui deviendront plus tard Autechre), Bola, Shadow Huntaz, Quinoline Yellow, y ont fait leurs premières armes avant de se confronter à une exposition plus large. Chez un certain Warp pour certains, label qui a d’ailleurs toujours maintenu Skam (et Rephlex aussi) dans une certaine forme d’ombre (à une époque où ça voulait encore dire quelque chose, on appelait ça l’underground). Depuis 2010, les sorties aussi inégales que sporadiques venues de la maison mancunienne n’attirent plus les éloges de quiconque, leur légendaire site internet moisit lentement dans une certaine nostalgie musicale et web 1.0. Tant et tellement que très peu nombreux furent les témoins, en début d’année, de l’annonce de la création d’une sous-division simplement nommée Kasm. La première sortie de la crémerie ? KASM001 (toute référence à la première sortie de chez Skam par Lego Feet est à mon humble avis tout sauf fortuite), de The Fear Ratio, un duo composé de deux quadragénaires références en matière de techno, Mark Broom et James Ruskin, ceux là-même qui avaient créé l’empreinte Blueprint et qui y avaient publié le très qualitatif Light Box en 2011. Je vais être honnête, jusqu’ici les tribulations présentes et passées de ces deux vétérans techno m’en touchaient une sans me secouer l’autre. J’ai surtout écouté cet album par affection indélébile pour Skam, par curiosité et désoeuvrement estival. Bien m’en a pris, c’est une pure tuerie.
Synthèse dystopique (palme d’or de l’adjectif utilisé par les chroniqueurs en 2015) érigeant des ponts entre période sacrée et sacrosainte modernité, Refuge of a Twisted Soul se situe fort heureusement bien loin du système d’exploitation actuel, qui voudrait transformer chaque fusion/melting pot bancal ou chaque revival d’un genre suranné en un macaron de Pierre Hermé.
Le duo n’a à aucun moment la prétention d’inventer le moindre truc, il puise à en perdre haleine dans l’héritage IDM Skamowarpien, mais parvient pourtant à sonner foutrement moderne et à reléguer tous ceux qui se sont essayés au même délire dans les tréfonds des divisions inférieures (à l’exception d’Objekt, mais tu l’avais compris).
Pourquoi ? Comment ?
En s’acoquinant avec certains traitements, codes et gimmicks UK Bass, qui même si ça me fait mal au cul de le dire, sont devenus quasiment indispensables si l’on veut fédérer electroniquement ces temps-ci. En s’assurant les soins d’une complexité de compo jamais vaine et d’une production dense et sans la moindre faille. En faisant preuve d’une géniale audace rythmique presque désinvolte, probablement héritée d’une époque où en Grande Bretagne et aux States, le rap instrumental pouvait jouir d’une certaine mutation délicieusement infectieuse.
Même si en terme de beating l’album ne tape jamais dans l’ultra massif, tu reconnaîtras sûrement ici un certain art du breakbeat, de la snare qui poutre des nuques et du contre-temps qui ne t’en fait pas perdre. Toujours peu client des chroniques « track by track », et même si le long format jouit d’une cohérence impressionnante et ne contient pas franchement de temps faibles (en cherchant vraiment la petite bête, on peut peut-être en trouver un ou deux vers la fin), quatre titres se dégagent pour moi comme les pierres angulaires du disque.
Le très court et tellement thug « badass » Hopper, l’impressionnant et bien nommé 7 Cycles, cousu dans une progression rythmique narquoise pleine de vices, d’effluves ambient et de régurgitations industrielles. Ferm, ses éléments de batterie variant entre l’épine ou l’aiguille, ses souffles rauques et sa divine nappe d’entre deux mondes (à 1″18, 2″25 et 3″33). T15, qui sans y trouver d’explication rationnelle, me renvoie à des sensations semblables à celles que procure le parachute ascensionnel. Si headbanger et remuer ton booty shake en toute quiétude comme un robot c’est ton truc, Blackboard Jungle et ONEFIVEOOOH devraient se révéler tels des compagnons durables.
Même en étant le plus mesuré possible, je ne parviens pas à envisager cet album autrement que comme l’album électronique le plus réussi et le plus excitant (pour l’instant) de cette année. Il réconciliera les vieux adorateurs de Skam et devrait attirer vers le label de nouveaux jeunes et beaux supporters. L’adage « c’était mieux avant » résonne donc ici comme particulièrement claqué.
Prématurément leaké (la sortie est programmée pour la troisième semaine de juin), annoncé avec un seul extrait et dans un pressage famélique, je ne doute pas un instant que tu vas le télécharger comme un sagouin pour t’en faire ta propre représentation et mieux préparer sa future acquisition. Tsugi et les Inrocks n’en causeront pas, tu es donc (presque) assuré d’avoir raison.