La forme sans le fond. C’est un regret amer, celui d’un parfum somptueux qui s’évapore aussitôt, d’arômes riches qui ne tiennent pas en bouche. On frôle le sublime mais ne reste que la frustration.
Chaque scène est un tableau. Les acteurs, les costumes, les paysages, tous à couper le souffle, s’agencent dans des compositions d’une sophistication rare. Couleurs chatoyantes et perspectives élégantes, il n’est pas une seconde qui ne flatte l’esthète. Ces plans fixes, cadrés, maîtrisés, au sein desquels le mouvement est aussi rare que fluide, tutoient ouvertement l’art pictural. Pourtant, deux éléments bloquent celui qui voudrait s’adonner complètement à leur contemplation.
D’abord, c’est le rythme. Alors que dans un musée, chacun est libre d’aller à sa guise, d’explorer et de revenir sur ses pas, le cinéma impose une chape d’inertie. En résultent simultanément l’anxiété de ne pas se gorger des images à temps et l’ennui de les voir défiler trop lentement. Pourtant, si certains plans paraissent interminables, leur abondance ne devrait pas nous laisser le temps de s’en lasser. C’est sans doute que le nœud du problème réside ailleurs : si une telle frustration affleure, c’est que l’on se trouve en attente, en attente du fond.
En effet, si The Assassin est un bijou pour l’œil, l’esprit a peu à se mettre sous la dent ; peu, mais juste assez pour ne pas le laisser au repos. Impossible, donc, de se plonger dans cet état hypnotique et enivrant que peuvent provoquer Sayat Nova ou les films de Godfrey Reggio, car malgré tout se dessine en arrière-plan une trame scénarisée, aux enjeux hautement dramatiques. Elle n’est ni originale, ni particulièrement difficile à assimiler, si bien que la personne qui nous présentait le film (de la revue Publicis, j’ai oublié qui précisément) s’étonnait que tant de gens n’aient pas semblé comprendre le film à Cannes. C’est qu’assez étrangement, la parcimonie avec laquelle nous est délivré le scénario le rend difficile à appréhender.
Seul le strict minimum nous est montré et conté ; extrême épuration de l’action et du dialogue. Certes, tous les éléments sont là, intelligibles, mais il manque un liant qui donnerait au tout une consistance. The Assassin semble n’être qu’une juxtaposition de faits au même titre qu’il est une juxtaposition de plans, de tableaux accrochés côte à côte sur un mur. On pourrait, bien sûr, y voir un art de la suggestion, face à une histoire qui relève du monomythe et qui n’a donc aucun besoin d’être explicitée. Seulement, cela se fait au détriment de la psychologie des personnages, qui n’expriment plus qu’une fonction symbolique, et nous privent de véritable enjeu. J’eus préféré, sans doute, l’absence totale de narration, et la pureté de l’image comme seul horizon.
Une comparaison me vient avec Ruined Heart, dans son titre complet « Another Lovestory Between a Criminal & a Whore ». Tout tient dans cette phrase, l’histoire est connue de nous depuis bien longtemps, et il n’est point besoin de la détailler : ainsi, le film n’est qu’une longue errance musicale sans dialogues, qui s’attarde essentiellement sur les creux de l’histoire. La démarche, cependant, est bien différente : Ruined Heart n’est qu’un appel à se laisser porter, dériver ; j’ai l’impression que The Assassin m’enjoint à admirer sa beauté formelle comme s’il s’agissait d’un devoir. Comme si ce n’était pas vraiment à ma sensibilité que l’on voulait accéder, mais à l’intellectualisation de celle-ci. En un mot, les efforts déployés pour me séduire sont trop voyants, et m’incitent à la sévérité.
En outre, notons que The Assassin semble étrangement amputé de fin. Non pas dans l’absolu, mais structurellement : en l’absence de climax ou de variations de rythme, ainsi que de progression narrative explicite, elle s’impose à nous sans s’annoncer. Sentiment d’insatisfaction, de n’être pas rassasié, de ne s’être finalement qu’à peine éloigné de notre point de départ, pour suivre des yeux une simple parenthèse. Est-ce moi qui suis en tort de m’être lancée dans une quête de sens ? Pourtant, l’on m’a bien lancé des pistes : le conflit entre le devoir et les sentiments, les sacrifices exigés par la politique, les enjeux historiques… Tout cela n’était donc que de la poudre aux yeux ?
En fin de compte, c’est avant tout l’impression d’un déséquilibre qui me frappe : j’en sais trop ou trop peu, et ce qui aurait pu être une histoire correcte sublimée par l’image ou un impressionnant poème visuel se retrouve abâtardi. Soulignons toutefois qu’en dépit du profond sentiment de lassitude qui m’a accompagnée tout du long, je ne peux malgré tout me résoudre à qualifier ce film de dispensable : son fantôme reste encore incrusté dans ma pupille. Ce voyage seul peut en valoir la peine ; une gourmandise d’esthète, qui fond sous la paupière.
Je ne crois pas que la narration soit l’adage du cinéma mais celle du roman ou du théâtre peut être. Hou Hsiao Hsien crée un objet filmique moderne, même post-moderne d’une maîtrise totale. Personnellement, j’ai rarement vu un film aussi bien structuré en terme d’espace et de temps.
Car c’est ce qu’on retrouve chez lui, des blocs de temps. Des blocs de temps qui donnent a voir l’errance du personnage principal dans des espaces, à la fois ouverts et clos. Ouverts car la nature et les éléments atmosphériques (surtout le vent qui embrasse les draps) sont constamment présents et offrent des points de fuite vers de espaces plus vastes. Fermés, car la plupart des scènes se passent entre 4 murs ou 4 draps. L’espace métaphorisant la situation, les émotions, les sensations, les réflexions… bref ce qui se passe dans la tête des gens qui s’y trouvent. L’espace mental est transfigurée dans l’espace du monde. La cosmogonie de l’esprit s’illustre dans le réel. La rigueur des coutumes et traditions de la société chinoise de l’époque, les doutes et questionnements des différents personnages tout cela apparaît picturalement, s’inscrit dans le cadre et non dans les dialogues. Hou Hsiao Hsien est un metteur en scène du temps qui s’écoule, le temps que l’on le perçoit par ses longs plans où l’on a une trace du temps, le vent qui souffle, les gens qui passent, les regards, les silences… Il nous fait entrer dans une autre temporalité et lui laisse le temps de s’exprimer. Il n’essaie pas de diluer ou de compresser le temps, il le donne à voir. Il l’impressionne même – comme l’ont fait Monet, Cézanne ou Renoir sur des toiles…
Pour ma part c’est un des meilleurs films qu’il m’ait été donné à voir, tout simplement.
Cheers.
(continuez vos articles, chroniques etc. Vous faites un super boulot 🙂