Dans un Berlin où les compositions modernes sont finalement un petit microcosme, les artistes du Alvaret Ensemble ont choisi la Grunewaldkirche pour établir leur camp d’enregistrement en plein été 2011. Pour y réaliser l’album dont le plus morne et triste des hivers n’aurait jamais espéré l’existence. Même si les sauvages séances de « name dropping » n’ont jamais été mes favorites, il y a lieu ici de dévoiler les différents éléments de l’ensemble pour comprendre que, déjà sur le papier, la réussite était assurée. Les frères Kleefstra (Jan le poète, Romke à la guitare et aux effets) sont déjà bien connus des inspirés suiveurs des maisons Home Normal, Hibernate ou la plus confidentielle et discrète Mort aux Vaches berlinoise. Greg Haines est le pianiste qu’on connaît. La mystérieuse, tout aussi passionnée que passionnante violoniste Iden Reinhart (Strië, pour de trop peu nombreux intimes) est accompagnée par Peter Broderick (bien connu de chez Type), enfin guéri de son récent écart chez Erased Tapes. Comme si cela ne suffisait déjà pas, la tromboniste Hillary Jeffery s’est autorisée une sortie du Kilimandjaro Darkjazz Ensemble pour l’occasion. Sans oublier l’organiste Martyn Heine (qui a lui aussi récemment collaboré avec Efterklang) et le percussionniste Sytze Pruiksma. Si on ajoute les soins portés au mix et au mastering par Nils Frahm au Durton Studio, on mesure enfin l’ampleur et l’ambition du projet. Seul le toujours aussi expansionniste Denovali a aujourd’hui le courage de donner a de tels projets les moyens de productions et d’éditions à la hauteur de pareil « casting ». Amateurs de romantisme sombre, pudique et écorché, cet album est le compagnon idéal pour qui souhaite s’adjoindre les services d’un palliatif à la perte.
Il;existe encore des musiciens qui savent s’écouter les uns les autres. Qui savent que le silence est parfois la plus puissante des décharges. Et que le cuivre, la laine, les cordes, l’ivoire et la voix n’ont comme meilleur refuge qu’une cloison de pierres de taille. Si certains voudraient nous faire admettre aujourd’hui que les églises sont des lieux de perdition, qu’ils constatent alors qu’elles sont aussi les havres idéaux des âmes perdues qui souhaitent se retrouver entre elles. Pour composer ou écouter des musiques tristes qui les rendent heureux. Parce que la peine qui les habite et les indélébiles traces qu’elle laissent derrière elle, sont autrement moins solubles que l’amour ou le diktat du bonheur ambiant à l’extérieur. Loin du pathos, de l’austérité et des enfants de peu de coeur qui chialent leur mère, l’oeuvre est là. Que ceux qui le contestent portent leur croix.
Il est forcément vain mais pourtant nécessaire de détailler tous les apports individuels liés à l’ensemble. Je dirais donc simplement que Greg Haines n’a probablement jamais autant élargi toute sa palette de jeu. Minimaliste ou complètement débridée, qu’il use ou non des pédales, qu’il donne l’impression de jouer à deux doigts ou quand il reserre les notes comme des noeuds coulants sur des gorges trop frêles, il ne s’est jamais montré aussi humble tout en demeurant purement mélomane (on peut même dire très Frahmien sur Ond). Le travail des guitares en association aux percussions rappellent un peu le boulot de Andrea Belfi sur Wege (Haines était déjà de la partie, avec Machinefabriek). Qu’il résulte de ces deux parties distinctes le discret substrat expérimental qui donne à l’oeuvre ses aspects les plus solennels (comme lorsque des spectres semblent virvolter autour de tous les captifs volontaires sur Dde). Tout comme les violentes émanations du trombone, parfois comparables à des basslines atonales et indolentes. Les violons sont tout aussi magnifiques, surtout dans ce qu’ils retiennent pour ne pas trop submerger le reste. C’est indéniablement ça qui frappe le plus, cette volonté commune de demeurer indivisible. L’extrême qualité générale y est aussi pour beaucoup. On peine à dissocier le moindre titre tant le tout est beau à en crever. Et cela même si les désarmants Eac et Muo ont ma préférence, et que les exceptionnelles fresques Ulc et Wju représentent éboulement et incendie intérieur.
Si on doit accepter ne serait-ce qu’un instant que la voix et les déclamations poétiques en néerlandais de Jan Kleefstra puissent être le fil conducteur, précisons que traduire ce qu’il dit n’est pas forcément nécessaire. On ne saurait décrypter ce qui sort de ses lèvres, mais on soupçonne ce qu’elles invoquent. C’est ce qu’il y a de plus magique. Cette pudeur et ce timbre naturellement feutré sont suffisamment évocateurs pour ne pas succomber à lire les notes qui étincellent, toutes de blanc vêtues, sur le noir de l’artwork que recèle le coeur du joli digipack.
Disons alors qu’il est quand même question de tout ce qu’emporte le vent, l’eau et le gel des sentiments. De sa mémoire qui ne sait pas se déchirer. De tout ce qui s’échappe des fenêtres de la vie restées entrouvertes, et que le simple souvenir de ce djihad ne saurait faire imploser les internes barricades. C’est quand on a définitivement perdu l’être cher qu’on mesure à quel point on y tenait. Le temps et le vent ne sauraient détruire le vide autour, surtout quand s’éveillent les vertiges du prochain jour, témoignant aujourd’hui et pour toujours des vestiges abrasifs de l’amour.
The Alvaret Ensemble signe avec ce premier jet l’oeuvre moderne indispensable de cette fin d’année. Même si très différent et bien moins dilaté que Stars Of the Lid ou A Winged Victory For A Sullen, la formation ici dévoilée est de même envergure. Le Denovali Swingfest s’exporte au printemps vers Londres et Berlin. Réservez vos vols, même dans des lieux de perdition, rien ne sera plus beau que d’être Ensemble.