Le temps passe mais les souvenirs d’une époque pas si lointaine persistent. Celle où je présentais chaque nouvelle sortie estampillée IDM comme le meilleur album de l’année de la semaine. J’étais jeune, enthousiaste et vigoureux, pas encore rongé par l’aigreur et l’amertume. Même si je reste sceptique à ce sujet, le genre est peut-être moins rincé que ma foi en lui. L’allégresse est donc d’autant plus suave lorsque surgit de (presque) nulle part une pépite du genre, prompte à bousculer mes certitudes.
Je ne vais pas faire semblant de sérieusement connaître les deux italiens responsables de cette totale réussite. On sait simplement que les milanais se nomment Matteo Castiglioni et Jacopo Biffi, qu’ils ont sorti leur premier titre sur le célèbre Fatcat Records, qu’ils ont ensuite connu l’auto-production et les labels obscurs. Malgré son antisémitisme patenté (mais visiblement admissible auprès des institutions) et les ravages que ses travaux ont représenté sur l’unique plan social, ils semblent vouer un culte à l’architecte Le Corbusier. Tant et tellement qu’ils lui ont consacré une installation, à laquelle ils lient parallèlement des compositions du pianiste Erik Satie. Je sais aussi que des ébauches de l’album du jour furent proposées à un label français (dont on taira le nom) qui les a refusées, au bénéfice du bien trop rare et discret Aperture, propriété de l’emblématique, légendaire et adorable Andrea Parker. On ne répètera jamais assez que le choix du mois de décembre pour la sortie d’un album est une hérésie, sauf si on se moque du versant promotionnel et d’une presse spécialisée bien trop occupée à concocter classements et taupes.
No.3. Obliate est un pavé, aussi lourd et digeste qu’un bloc de béton, célébrant une forme d’architecture musicale qui se nourrirait de la collision brutale de ses propres lignes. Une véritable synergie software/hardware, qu’on aurait bien tort de hâtivement réduire à un hommage ou à un copycat d’Autechre (période Gantz Graf/Draft 7.30, puis encore plus poussée dans Exai).
Outre leur impressionnante maîtrise des séquenceurs, les deux italiens semblent drifter en funambules au dessus du chaos et inscrivent rigoureusement leurs constructions rythmiques et leur concassage de beats dans la lignée des glorieux beatmakers orfèvres de l’implosion en grande pompe et de la pénétration lente. S’il est encore nécessaire de la répéter, la reconnaissance pérenne de pareils albums ne doit rien à la démonstration technique potentielle mais à ses aptitudes à dégager du souffle et du contraste, y compris même dans des passages de « ventre mou ». C’est ce qui, avec le temps, peut les ériger au rang de chefs d’oeuvres imparfaits, ceux pour qui la dimension affective joue une place prépondérante. Le duo oscille donc avec une grande habilité dans la manipulation des volumes, des textures et des températures pour garantir l’aliénation de ses circuits. Ainsi, les meilleurs titres sont tous habités par cette froideur chirurgicale dans la sentence rythmique, et par cette chaleur mélodique qui rappelle que l’humain derrière la machine est seul artisan et dompteur de la cohabitation des caresses et des griffures.
Même si les deux italiens ne sont pas manchots avec des synthétiseurs, les plus exigeants pourront logiquement conclure que tout ne se vaut pas, encore plus à la fin d’un disque difficile à ingurgiter d’un seul bloc. Malgré une probable nécessité d’épure, on reconnaîtra aux deux italiens des talents certains et le bon goût de ne pas céder à de très à la mode gimmicks sonores.
La fin d’année 2015 aura été riche en fulgurances. Il eut été particulièrement injuste que celle-ci ne soit trappée dans nos lignes. Aux côtés du Refuge of a Twisted Soul de The Fear Ratio, No.3. Obliate, bien que difficile et particulièrement physique, n’est rien de plus que le seul autre album indispensable de l’année dernière dans le genre. En espérant que les extraits ci-dessous contribuent à vous en convaincre, tournons nous dès maintenant vers 2016 et toutes les attentes et les espoirs que cristallisent le retour de Jega dans les rangs de Skam.