A Dark Tale
Le langage peut se concevoir comme un matériau empirique. Un matériau peut se déconstruire pour être réapproprié. L’appropriation permet d’édifier. L’édification produit parfois de nouvelles créatures.
Dans tout cela, peu de gens inventent… Mais, il y a des Prométhée modernes.
Christoph Hess est un manipulateur sonore à part. Il est son propre guide.
Évidemment, il existe bel et bien une filiation entre lui et des artistes tels que Martin Tétreault ou Otomo Yoshihide. La démarche exploratoire de ces artistes réside dans la distorsion créée par la transformation de platines vinyle, remodelées par l’ajout d’objets divers, détournées de leur fonctionnement originel, utilisées en elles-mêmes pour défricher. En somme ce que l’on classe dans la catégorie des « instruments préparés ». Souvent, cela aboutit à un travail sur la matière pure : une expérimentation sur le grain, la profondeur, l’usage pour lui-même. Tétreault ou Yoshihide appartiennent déjà à une autre génération.
À ce stade de l’histoire, Hess est un aboutissement et un point de départ. Il n’avait aucune formation musicale, il collectionnait les disques. Fatigué de dépenser des sommes faramineuses en éditions limitées, il s’est lancé dans le dépeçage de disques pop de mauvaise qualité. Puis il a véritablement éprouvé son art. Jusqu’à en créer un projet : Strotter Inst. Originellement fondé sur un usage méconnaissable des disques utilisés, le travail de Hess développe une véritable identité industrielle (Cf. Minenhund). Associé à une grande capacité à la composition, son savoir-faire a été de plus en plus sollicité pour des remixes. C’est donc à la croisée de ces deux particularités que se place Miszellen.
Cet album est une mise en abyme. Il est question de fragmentation. De cet émiettement jaillissent des monstres. Non pas de ceux qui terrifient. De ceux qui traduisent la puissance divine de la Création. Chaque morceau est bâti sur un caviardage minutieux de celui d’origine. Il est de fait généralement complexe d’en retrouver la structure initiale. Est-ce véritablement l’enjeu d’ailleurs ? Pas nécessairement.
Car Hess, en isolant structures et sons sur différents dubplates et par l’usage simultané de sept platines, réussit le tour de force de recomposer au propre comme au figuré ce qui ne constituait plus qu’un matériau brut. Cette réécriture aboutit à des chimères sombres et fragiles. Puisant dans des projets majoritairement historiques tels que Tasaday, Darsombra, Nurse with Wound, Sigillum S, P16D4, Asmus Tietchens… le Suisse produit des collages qui préservent le sens tout en le faisant autre. Cette démarche est renforcée par l’usage de l’anagramme pour chaque morceau. Ainsi, Stenen Des Tijds de BEEQUEEN devient em>BEEEENQU – « snijdende tests » ou « Justine, Juliette » de SIGILLUM S, GIILLMSS U – « Juli enteist Jute »…
Il était d’ailleurs d’usage chez les savants du XVIIème siècle de manipuler les lettres des observations effectuées ou des lois formulées afin d’en protéger l’antériorité de la découverte. Il s’agissait ainsi de traduire à rebours un phénomène que l’on se refusait hermétiquement à rendre intelligible. Quand le jeu d’esprit prend corps, il invite à pousser plus loin l’observation, dans une forme de mysticisme assumé.
Et le signifié devient signifiant… Une démarche totale.