Voilà bientôt 15 ans que certains inspirés supports de l’ambient témoignent de la virtuosité de l’allemand Stephan Mathieu. On cite certes très facilement ses collaborations avec Sylvain Chauveau, Taylor Deupree, Caro Mikalef ou David Sylvian. Mais on oublie souvent que son premier album (Wurmloch Variationen) fut publié par Ritornell en 99, filiale de Mille Plateaux à ses plus grandes heures. Il s’est montré depuis extrêmement prolifique, posant pour un temps ses valises sur des labels tels que 12k, Line ou l’injustement méconnu Spekk japonais. Il montre aujourd’hui patte blanche chez le discret mais toujours sérieux label français Baskaru, à qui on doit déjà des oeuvres de Lawrence English ou Michael Santos. Un coeur simple est librement inspiré de la nouvelle du même nom de Gustave Flaubert, et fut également composé pour une ré-adaptation théatrale tout aussi libre.
L’allemand est depuis toujours un collectionneur de très très vieux vinyls (pour certains du 19ème siècle) et d’instruments que beaucoup catégorisent comme obsolètes (le synthétiseur semi-modulaire monophonique ARP 2600, pour ne citer que lui). C’est aussi quelqu’un de très intéressé par le rapport à la religion, voici peut-être aussi pourquoi on peut qualifier sa musique de céleste. Tout ça pour dire que Stephan Mathieu et Félicité, personnage central de la nouvelle de Flaubert, étaient inévitablement faits pour s’entendre.
Mathieu utilise les sources du passé pour les parer d’une enveloppe nouvelle à l’aide des ordinateurs. C’est probablement ce qui le différencie le plus aisément des autres glorieux musiciens qui utilisent ce même procédé : Philip Jeck, Leyland Kirby, Damian Valles et encore bien d’autres. Et mon dieu, que son grain semble unique ici ! Les textures de base semblent débarassées de toute aspérité résiduelle, traitées à la pierre ponce indolore. C’est limpide, fluide comme la source d’un jeune ruisseau connecté au ciel. Il semble même par de gracieux moments, que la couche sonore se soit vue greffée d’un vibrato sans âge. Le résultat est tout bonnement impressionnant.
Si il se concentre effectivement sur les étapes essentielles du parcours de Félicité, l’allemand a choisi de ne retenir que les aspects les plus chaleureux et emplis de compassion de cette âme noble, de ce coeur simple. Sans sombrer dans tout le drama, le pathos et le misérabilisme qu’on peut aussi lire (ou voir) dans la vie de la domestique de Pont-l’Evêque. On retrouve donc parmi les plus beaux passages, ensevelis dans des effluves pastorales diluviennes, ceux décrivant l’accompagnement de Victor vers les « Amériques » (Port), la rencontre avec le perroquet (Perroquet) ou les moments béats et un rien psychotiques que Félicité passent à la messe (Eglise). Puis tout change subitement, à l’approche de la surdité (et la folie enfin déclarée) du coeur simple. Le perroquet est mort, et c’est le moment que Mathieu choisit pour intégrer l’échantillonage lyrique de Adieu m’amour de Guillaume Dutay (1934, par la Société Pro Musica Antiqua de Bruxelles). Devenir sourd, empli de cette force tranquille dépourvue de la moindre démonstration, possède cette aura troublante qu’ont les titres simples mais évidents dans les contrées ambient et expérimentales. Tout comme Félicité, où ce sont cette fois-ci les fragments du Tenebrae factae sunt de Tomas Luis de Victoria (entonnés par le Choeur de Chapelle Sixtine en 1924) qui font leur spectrale apparition. Le tour de force musical de l’allemand est réellement cette divine façon avec laquelle il a retranscri ce que Flaubert écrivait ainsi : Tous les êtres fonctionnaient avec le silence des fantômes.
Dans une Trace de fermeture, Stephan Mathieu reproduit ce si subtil jeu autour des volumes et des fréquences, agrémentés de field recordings imparables, mais cette fois-ci dans un souffle et des contours autrement plus assombris. Du grand art.
Une vapeur d’azur monta dans la chambre de Félicité. Elle avança les narines, en la humant avec une sensualité mystique ; puis ferma les paupières. Ses lèvres souriaient. Les mouvements du coeur se ralentirent un à un, plus vagues chaque fois, plus doux, comme une fontaine s’épuise, comme un écho disparaît ; et, quand elle exhala son dernier souffle, elle crut voir, dans les cieux entrouverts, un perroquet gigantesque, planant au-dessus de sa tête.
Stephan Mathieu signe ici son oeuvre la plus aboutie (à mon humble avis) et démontre encore une fois que certains « avant-gardismes » n’ont pas à craindre de puiser dans le passé pour déverser des sèves musicales nouvelles. On vous reparlera très bientôt, et comme il se doit, des sorties de Baskaru. Un coeur simple est disponible en cd et en vrai FLAC (24 bits), félicitez vous par avance de l’acquérir .