Une des particularités de la techno, depuis sa genèse, est son absence de message. Les institutions n’ont jamais compris comment un tel mouvement pouvait survivre aussi longtemps sans passer du côté de la revendication. La techno n’a rien à raconter, elle se contente de donner à entendre et à danser. Et d’ailleurs, cet oubli de soi n’est-il pas un message en lui-même ?
Depuis quelques années, le phénomène de refus d’une quelconque catégorisation prend de l’ampleur. Prenant racine dans la colossal salle du Berghain à Berlin, chaque weekend, une tripotée de DJ ont décidé de nier les compromis pour se focaliser uniquement sur un son nihiliste, omniscient et stoppant toute pensée. D’Ostgut Ton à Stroboscopic Artefacts, les labels sont de plus en plus nombreux à proposer une techno primaire et primitive, organique et olfactive. Shifted, fait partie de cette école de l’insoumission. L’anglais reste discret, s’effaçant derrière ses productions, histoire d’affirmer que ce qui compte, c’est le son, uniquement le son. Crossed Paths est son premier album (sortant sur le rugueux label Mote-Evolver) et si jusqu’à maintenant, vous pensiez avoir tout entendu en matière de techno, autant vous dire que l’uppercut que vous allez prendre dans la tronche va vous laisser K.O. pendant longtemps.
Il est encore temps d’aller coucher les enfants car ce qui va suivre n’est pas à mettre entre toutes les oreilles. Crossed Paths est un album de techno radical, un tourbillon démentiel. La simple écoute de l’exercice dans son intégralité risque fortement de vous laisser des séquelles. Il serait d’ailleurs plus judicieux de parler d’expérience totale et totalitaire.
Shifted puise avec intelligence dans le meilleur de la techno de ces 10 dernières années. Crossed Paths emprunte au Closer de Plastikman sa noirceur, subtilise au Fizheuer Zieheuer de Ricardo Villalobos sa science de l’écartèlement graduel des sons, vole au Dettmann de Marcel Dettmann son nihilisme berlinois et, enfin, s’approprie la dimension organique du Wordplay For Working Bees de Lucy. Quand on sait que chacun de ses albums est en soi une référence absolue, je vous laisse imaginer l’étendue des dommages collatéraux engendrée par cet ogre démoniaque.
L’ouverture, Yearning, est un escalier en colimaçon descendant dans les entrailles de la terre. Balayé par un vent violent continu, vous évoluez dans un magma sonore inhospitalier. Bienvenue dans les limbes, le voyage ne fait que commencer. Apprêtez-vous à vivre le trip techno ultime, celui qui saura vous accompagner lors de votre traversée. Le rouleau-compresseur techno est en route. Tête baissée, vous affrontez un mur de basse haut comme un building de 40 étages, chaque beat vous fait reculer de 10 mètres, mais vous persévérez car dans cette lutte, votre seul ennemi, c’est vous-même. Encerclé par une masse rampante, Bleeding Through vous grignote vicieusement la peau. Mais c’est lorsque retentissent les cloches de Leather que l’expérience atteint son apogée. Les sons se dissocient lentement, l’hypnose est absolue, l’expérience vire à l’opération chirurgicale à cerveau ouvert.
Shifted structure ses morceaux de telle sorte qu’il faille attendre 2 ou 3 minutes avant d’en saisir la pleine mesure, d’en isoler l’élément perturbateur. Les courbes sont permanentes, rien n’ai laissé à l’abandon, si ce n’est votre organisme. Et lorsque la fin approche, c’est pour mieux vous prendre en otage. More Static joue avec votre corps tel un pantin. La bassline est tellement puissante que vous vous mouvez dans l’espace sans utiliser le moindre muscle. Alors que vous entendez enfin de lointaines voix humaines, que le brouillard se dissipe, une ultime estocade vous ramène au mur d’enceintes. Le syndrome de Stockholm fait effet, vous êtes fini.
Je n’ose imaginer l’écoute de Crossed Paths dans les murs du Berghain. L’expérience doit sans doute être accompagnée d’une longue liste de mesures préventives. Shifted vient de signer l’album de techno le plus corrosif qui soit, une tuerie organique absolument sidérante de radicalité. Une telle absence de compromis ne peut que susciter l’admiration. Monumental !
(chronique initialement publiée sur Chroniques Electroniques, le 9 avril 2012)