Après Le môme qui voulut être roi et Justin Herman Plaza, Sameer Ahmad a sorti il y a deux jours un album dont on ne parlera forcément que trop peu. J’avoue que jusqu’alors, le MC montpeliérain m’avait presque autant impressionné qu’exaspéré. Avant tout parce qu’à mon humble avis, il aurait gagné à déléguer les productions à des beatmakers plus aptes à mieux servir un débit qu’on peut qualifier d’unique. A pleinement s’émanciper de ce rap 90’s qui lui a forcément donné envie de le pratiquer. Tu comprendras donc que je préfère Berceuse Babylonienne à Mon Polo (hommage à l’hymne inaltérable Retour aux Pyramides des X-Men). Du côté des prods, Pumashan, Lartizan, James Lega, Meyso, Mr OGZ et Skeez’Up font pire que bien le taf, réalisant des instrus pas faciles à appréhender. De celles qui pourraient même se suffire à elles-même. Chapeau.
Nonchalant. Arrogant. Très peu axé sur la technique. Ecrit de manière très spontanée et instinctive. Le genre de mec qu’on ne voit pas venir. Qui fait semblant de s’en laver les mains alors qu’il balance des pierres ponces pile à terre, promises à l’intifada.
Des adjectifs et des réserves qui laisseraient penser certains que le rap game a encore accouché par le postérieur d’un poseur sans prose, d’un énième rapeur conscient qui ne s’est jamais remis d’avoir raté le bac français . Il n’en est rien.
Même si extrêmement codifié et empli de références pas toujours simples à relever, son rap se situe bien en dehors de cette fameuse mêlée consanguine, constituée de piliers autoproclamés et soutenus par des journaleux qui ont confondu les ZEP de France avec un mauvais scénario de Luc Besson (pléonasme inside). Pieds d’argile. Dents de sable.
Sur Perdants Magnifiques (toute référence au roman expérimental de Leonard Cohen n’est peut-être pas complètement fortuite), Sameer Ahmad s’élève à une maturité lyricale hors du commun, associée à un niveau de production implacable. Nous n’en « chroniquons » sans doutes pas assez pour que vous nous fassiez pleinement confiance. Je prends le risque quand même : ceci est le projet rap en français de l’année.
Allégorie du paradoxe et du dilemme d’à peine plus de trente minutes, Perdants Magnifiques est un peu semblable à une dérive volontaire, à un travelling en slow motion dans les arterres d’une ville hybride et fantasmée. Pas tout à fait dans le Bronx, ni même à Bagdad ou Montpellier. Peut-être un peu de tout ça, en lieu et place de la comédie humaine.
On y rencontre un Omar Little sifflotant, Biggie, certains membres du Wu. Des personnages de films noirs, du Desproges, du Frédéric Dard(evil) et des haschichins. Comme dit plus haut, les références sont nombreuses. Subtiles ou ostensiblement marquées. De la puncline noble, de la poésie pure. Des mots puissants, lâchés comme des glaires ou qui glissent come un slogan. Des trucs un peu plus écrits aussi. Toujours spontané, comme des observations écrites en rouge et dans la marge. Surtout pas à la page pour tout comprendre du livre (wesh Fayçal).
Débutant par une autre Genesis avec un train en fuite, l’album enchâine les instrus cuivrées et « soulful » pour esthètes. Sans réussir à dégager de véritables thématiques, il multiplie les questionnements, les ostentations qui se doivent de rester fières, les plaidoyers en faveur d’un rap instinctif et vrai, et livre aussi un regard acerbe sur certains états défaits. Résolument adulte, il nous épargne les crises identitaires terriblement dans l’air du temps.
Les vraies références au panarabisme pur sont bien trop rares dans le rap, si ce n’est dans ce que la citation a parfois de plus maladroit. Dépourvu de tout ton professoral, Ahmad expose sa réalité d’arabe face aux représentations/projections réactionnaires ordinaires, même venant des milieux gauchisants (dédicace aux révolutionnaires de MJC et aux caches misères que sont les ateliers d’écritures associatifs). Comme si entre la délinquance, la religion (celle qui terrorise), la pompe à pétrole, le football ou le rap, les sentiers de cette fameuse intégration moutonneuse étaient sclérosés par avance car limités dans le pré carré. La faute à l’humanisme bienpensant, surtout bourgeois, cousu d’ignorance et de racsime assimilable. C’est sur ces sujets que le MC me séduit et me surprend le plus. Pas étonnant donc que Deuxième du Nom (littéralement enfumé et habité) ainsi que les très incisifs Barabbas et PM soient mes préférés. Petit florilège de tirades sorties du bloc pour mieux illustrer le coup de coeur.
« Crack boursier dans la bouche, platine sur les dents de lait. Je pose une bougie de plus sur le grand chandelier. Je vois ce que tu veux dire en vrai, ce que tu tentes de nier : l’amitié est endeuillée après les trente deniers. » (Barabbas)
« Ça rêve d’être insomniaque : le noir n’est qu’une prothèse d’humour. Mes nuits ne sont que les paupières du jour.Je suis plein de proverbes impopulaires, sarrasin des zones urbaines aux poèmes baptisés dans les eaux du bled.
La bombe humaine : c’est toi elle t’appartient, de tes premières
Stan Smith jusqu’aux pompes funèbres. » (Deuxième du Nom)
Dans mon équipe que des paires d’as, on étudie Nietzsche loin du palpable.
Des fois je lâche prise et me jette dans le vide jusqu’à ce que les anges me rattrapent. J’attends le mahdi sur sa comète, je les vois faire allégeance à Iblis. En tailleur sur ma planète, j’attends l’heure du moment fatidique. Prêt à tout pour la victoire, t’as des penchants maléfiques, je me contenterai de marquer l’histoire en tant que perdant magnifique ! (Yocko – PM)
Faut-il estimer remplacer le prêtre ? Islam, trésor inestimable, empaffés d’merde, tuer en son nom un paquet d’êtres. Un sachet d’verte, console et Marlboro pour faire le jihad, on est les best comme les plus pirates. J’m’inspire des plus beaux principes, valeurs communes au coeur, c’qui m’rend communautaire ? La haine de l’autre produit comme une odeur. Aux bottes des rois servant d’artifice, homme de foi : perdant magnifique ! (Youssef – PM)
Au milieu de ses déclarations d’amour au rap « classique », on se délectera d’autant plus de ces phases où il puise sa force dans les raisons de sa colère. Pour contraster avec cette noble intonation, l’extrême musicalité qu’il déploie sur des titres tels F.451, Siwak (pas forcément le plus simple à apprécier immédiatement) ou Hale Bopp, ajoute un lot supplémentaire d’extrêmes bonnes surprises. Un grand album, aussi rare que subtil, qui devrait vous pousser toujours un peu plus à quitter le club des losers pour celui des perdants magnifiques.